quelquefois chez lui. Dans sa chambre, il y avait sur l'armoire un violon dans son etui.
– Tu joues? lui demanda-t-elle un jour.
– Non, c'est une fantaisie de jeunesse, lanca-t-il negligemment.
Il cherchait a paraitre plus age. Ses parents, en hate, lui faisaient une carriere, et cette ascension rapide ne correspondait pas a son age. Il s'habillait avec gout en assemblant, comme dans une mosaique, des vetements d'importation; il trouvait tout, jusqu'aux boutons de manchette. Il avait les cheveux noirs, les yeux bleus et la peau des joues extremement douce. Dans ses relations intimes avec lui, Olia s'etonna d'abord du caractere methodique et de la complexite des poses qu'il inventait. C'etait de l'acrobatie amoureuse. Un jour, en regardant les livres de sa bibliotheque, elle trouva sur un rayon le plus eleve, entre un volume de droit international et les «Organisations de jeunesse en France», un livre en francais:
Oui, vraiment, tout allait bien. Un travail vivant, un cortege incessant de visages et de noms, le remue-menage qui annoncait le nouvel an. C'etait agreable de plaire, de le voir dans le regard d'hommes soignes et pleins d'assurance. Agreable de porter son corps jeune et ferme, d'imaginer son visage, ses yeux, dans cette agitation humaine de la capitale. Et de se sentir adulte, independante et meme un peu agressive.
Olia ne savait pas que, vu de profil et a contre-jour, le reflet de son visage semblait presque transparent et d'une finesse juvenile, et rappelait le visage de sa mere au meme age. Mais cela, seul son pere le voyait. Et meme lui le voyait a travers une telle amertume du passe que, malgre lui, il secouait la tete comme pour chasser cette fragile ressemblance.
3
– «On ne peut plus reculer, qu'il dit. Derriere nous, Moscou!» Et derriere nous, nom de Dieu, des mitrailleuses! Ha! Ha! Ha! Maintenant Gorbatchev va tous les foutre en l'air. Tu as lu sur Brejnev, dans les
Ivan dodelinait de la tete, n'associant qu'avec peine cette voix et la tache pale du visage qui flottait dans la fumee nacree du tabac. Entre les tables naviguaient des serveurs a la carrure de gorilles et a la physionomie de videurs. Avec leurs doigts en eventail ils portaient des grappes de bocks.
Ivan ne comprenait presque plus rien de ce que lui disait son voisin – celui qui pendant la guerre avait servi dans les transmissions. Il entendait seulement: «Staline… Staline…» Et confusement cela faisait remonter en lui une image du passe: la plaine glacee de la place Rouge, le 7 novembre 1941, le flot interminable des soldats transis et lui-meme enfin, au milieu de ces colonnes glacees. Le Mausolee apparut, de plus en plus proche. Et deja le chuchotement des soldats, comme un murmure de vagues, parcourt les rangs: «Staline… Staline…» Soudain il l'apercoit sur la tribune du Mausolee, dans la vapeur glacee des respirations. Staline! Calme, immobile, inebranlable. A sa vue quelque chose de presque animal tressaille en chacun d'eux. Chacun d'eux se croit regarde par lui au fond des yeux.
«Apres ce defile, les soldats partaient directement au front», expliquera apres la guerre la voix assuree du presentateur commentant ce document d'epoque. Et chacun emportait dans son c?ur les paroles inoubliables du Chef supreme des armees: «Notre cause est juste! La victoire sera a nous!»
Et eux marchaient, marchaient toujours, regiment apres regiment; et dans leurs yeux exorbites se refletaient les murs creneles du Kremlin, le Mausolee givre qui semblait etre en daim blanc, et un homme de taille moyenne dont la moustache etait recouverte de gouttelettes argentees…
Pres de leur table surgit un colosse, une serviette blanche sur le coude, qui, regardant d'un air blase les trois veterans ivres, lanca:
– Alors, les grands-peres, je remets ca ou on fait les comptes?
– Vas-y, mon fils, une derniere tournee avant de partir, beugla le voisin d'Ivan. Tu vois, nous, on s'est rencontre ici, on est tous presque du meme regiment, on a fait la guerre sur le meme ront. Seulement moi, j'etais dans les transmissions, Vania dans l'artillerie et Nicolai…
En hoquetant il se mit a raconter sa guerre avec de larges gestes sur la table. Le serveur attrapa les bocks vides et s'en alla en baillant chercher la biere.
Ivan revoyait maintenant, non pas la place Rouge, mais une cour recouverte de boue petrifiee par le froid et la neige seche, entouree de baraquements, ou bien de casernes. On les a parques la et gardes dans le vent glace, plusieurs heures. On a aussi amene sur de grandes telegues des gars de la campagne, mal degrossis, aux vestes ouatees, aux chapkas ebouriffees, aux valenki [26] avachis. Personne ne sait ce qui va arriver – si on va les envoyer tout de suite en premiere ligne ou si on va les laisser la, les nourrir ou les fourrer a la caserne, sur les bat-flanc. Et le bleu du ciel bas d'hiver se durcit lentement. Le crepuscule descend. Il neige et ils sont toujours debout, plonges dans un engourdissement ensommeille et silencieux. Et soudain, quelque part du cote des telegues, dans un cri strident rugit la garmochka [27]. C'est un gars de la campagne qui joue, avec une criniere de boucles dorees pas encore tondue, sans chapeau, une veste de mouton usee deboutonnee… Il joue
Le serveur apporte la biere, pose les bocks sur les trainees humides de la table. Soudain, tout a fait clairement, comme chez celui qui n'a rien bu, resonne dans la tete d'Ivan une question: «Mais ou est-ce qu'il peut bien etre maintenant, ce petit marin? Et cet accordeoniste frise?» Et tout a coup de la pitie pour eux le saisit. Et, sans savoir pourquoi, de la pitie aussi pour ceux avec qui il boit. Son menton commence a trembler et, a demi couche sur la table, il tend les bras pour les embrasser et ne voit plus rien a travers ses larmes.
Avant de s'en aller, ils boivent la troisieme bouteille de vodka et, titubant, se soutenant l'un l'autre, sortent dans la rue. La nuit est pleine d'etoiles. Sous les pieds crisse la neige glacee. Ivan glisse et tombe. Le telegraphiste le releve avec peine.
– C'est rien! C'est rien, Ivan! T'en fais pas, on va te rentrer. T'y arriveras, t'en fais pas…
Ensuite il se produit quelque chose d'etrange. Nicolai tourne sous un porche. Le telegraphiste fait asseoir Ivan sur un banc, s'en va chercher un taxi et ne revient plus. Ivan se releve avec difficulte: «J'y arriverai tout seul, pense-t-il. Maintenant il va y avoir un magasin, puis le Raikom, et apres je tourne a gauche…»
Mais au tournant il ne voit pas l'immeuble a quatre etages et son entree familiere, mais une large avenue sur laquelle filent des voitures. Il s'arrete, ebahi, s'appuyant au mur de la maison. Puis, chancelant, il revient sur ses pas, fuyant la grande avenue qui n'existe pas a Borissov. Ces congeres-la, elles, elles existent bien a Borissov. Il faut les longer. Et ce banc, et cette palissade aussi existent. Oui, oui, maintenant il n'a plus qu'a traverser cette cour… Mais au bout de la cour se dresse une invraisemblable apparition – un enorme gratte-ciel pareil a une fusee illuminee de milliers de fenetres. Et de nouveau il rebrousse chemin, glisse, tombe, se releve en s'agrippant a un arbre plein de givre. De nouveau il va vers les congeres familieres, le banc, sans comprendre qu'il n'est pas a Borissov mais a Moscou, qu'il tourne autour de la gare de Kazan ou il est descendu du train, ce matin.