Deux voitures freinerent presque en meme temps pres de la congere ou Ivan etait etendu. L'une d'elles, celle de la milice, ramassait les ivrognes pour les amener au dessouloir; l'autre etait l'ambulance des urgences. La premiere faisait sa ronde de minuit, l'autre avait ete appelee par une retraitee au bon c?ur qui, de sa fenetre, avait vu Ivan couche par terre. La chapka avait vole a cinq metres lorsqu'il etait tombe. Aucun des passants attardes n'en avait eu envie – qui a besoin d'un vieux couvre-chef fripe de chauffeur? En tombant, Ivan s'etait ecorche la joue a l'angle du banc, mais le sang froid s'etait fige sans avoir meme colore la neige.

De la cabine de la fourgonnette descendit un milicien ensommeille; de la voiture des urgences sauta une jeune infirmiere, un manteau jete sur sa blouse blanche. Elle se pencha sur le corps etendu et s'exclama:

– Ah! Ce n'est pas de notre ressort. A quoi bon nous telephoner? C'est un ivrogne! Ca creve les yeux! Et ils vous telephonent: «Venez vite, il y a quelqu'un par terre, sur la route… peut-etre renverse par une voiture. Ou bien un arret cardiaque…» Tu parles! Il empeste a trois kilometres!

Le milicien se pencha egalement, tira le corps par le collet en le renversant sur le dos.

– Nous, on ne le prend pas non plus. Il a tout le visage en sang. Pour un poivrot, c'est surement un poivrot. Mais il y a dommage corporel… C'est a vous de le soigner. Nous, on ne s'en occupe pas.

– Alors vous, vous y allez fort! s'indigna l'infirmiere. Le soigner! Il va vomir dans tout le service. Et qui va nettoyer? Deja on ne trouve plus de femme de menage…

– Et moi je vous dis que ce n'est pas notre affaire de ramasser les gens qui ont un dommage corporel. Dans le fourgon, il va peut-etre crever. Ou bien sous la douche, en perdant son sang.

– Quelle perte de sang? Ne nous faites pas rire. Pour cette eraflure? Tenez, regardez-le, son dommage corporel…

L'infirmiere s'accroupit, retira de sa sacoche une petite fiole d'alcool et un tampon de coton, et essuya l'eraflure sur la joue d'Ivan.

– Le voila, votre dommage corporel, dit-elle en montrant au milicien le coton legerement bruni. Ca ne coule meme pas.

– Tres bien. Puisque vous avez commence a le soigner, soignez-le jusqu'au bout. Ramassez-le et finissons- en.

– Pas question! Ramasser les pochards, c'est votre travail. Sinon a quoi bon tous les dessouloirs?

– A quoi bon? Si on le prend maintenant, avec sa trogne en sang, demain matin il va gueuler: «Les flics m'ont tabasse!» Allez prouver le contraire! Tout le monde est instruit maintenant. A la moindre histoire, paf! un article dans le journal: violation de la legalite socialiste. Eh oui! C'est la Glasnost maintenant… Avec Gorbatchev, ca pullule, les demagogues. Sous Staline, on vous aurait vite mis ou il fallait… Bon! Si c'est comme ca, faites-moi une attestation comme quoi il a la tete en sang. Sinon, je ne le prends pas.

– Mais je n'ai pas le droit de faire une attestation tant qu'il n'a pas ete examine.

– Alors, examinez-le…

– Pas question. On ne s'occupe pas des ivrognes!

La dispute s'eternisait. De la voiture des urgences descendit le chauffeur; le deuxieme milicien sortit de la fourgonnette jaune du «Service medical special». Il poussa de la botte le corps etendu et marmonna:

– Pourquoi discuter comme ca? Il a peut-etre deja casse sa pipe. Laissez-moi voir.

Il se pencha et tres brutalement appuya deux doigts derriere les oreilles d'Ivan.

– Voila, retenez bien ce petit truc, ricana-t-il en jetant un clin d'?il a l'infirmiere. Ca vaut mieux que tous vos sels. Ca reveille un mort.

Sous le coup d'une douleur insoutenable, Ivan ouvrit des yeux hagards et rala sourdement.

– Vivant! gloussa le milicien. Il lui en faut plus! Il est couche sous le reverbere comme pour bronzer! Bon, Serioja, apparemment il faut qu'on le ramasse. De toute facon, on ne peut pas confier cet homme a ces toubibs. Ils les esquintent plus qu'ils ne les soignent.

– Et vous, vous etes des petits saints! riposta l'infirmiere, heureuse d'avoir eu finalement gain de cause. Tenez, dans la Pravda l'autre jour, il y avait un article sur les dessouloirs. On amene un ivrogne et on le devalise. On lui vole sa paie, sa montre, on lui prend tout…

– Bon, bon! ca suffit! coupa le milicien. Fermez-la. Nous en avons assez deja avec Gorbatchev et ses discours. Il nous casse les oreilles avec sa perestroika…

L'infirmiere sauta dans la voiture, claqua la porte, et le vehicule des urgences s'en alla.

On tira Ivan dans la fourgonnette et on le laissa tomber sur le plancher. L'un des miliciens s'assit au volant, l'autre deboutonna le haut du manteau d'Ivan et chercha ses papiers. Il sortit un livret froisse, le tourna vers la lumiere et commenca a le dechiffrer. Soudain il emit un sifflement de surprise.

– Nom de Dieu, Serioja, un Heros de l'Union sovietique! Et ces foutus medecins qui ne nous l'ont pas pris! Et maintenant, qu'est-ce qu'on en fait?

– Et qu'est-ce qu'on peut en faire, nous? Pour nous, Heros de l'Union sovietique ou meme cosmonaute, ca nous est bien egal. Notreboulot est simple: on le trouve, on le charge, on le ramene, et c'est tout. Et la-bas, c'est a l'officier de decider. Bon, on y va. Ferme cette putain de porte, j'ai deja les pieds glaces.

Ivan s'etait mis a boire tout de suite apres la mort de sa femme. Il buvait beaucoup, avec acharnement, sans se l'expliquer, sans se repentir, sans jamais se promettre de ne plus boire. Borissov est une petite ville. Bientot tout le monde connaissait l'histoire du Heros devenu ivrogne.

Le chef du parc des vehicules convoquait Ivan de temps a autre et, avec indulgence, comme s'il s'adressait a un enfant qui avait fait une betise, il lui faisait la morale:

– Ecoute, Dmitritch, ce n'est pas bien. Il te reste deux ans avant la retraite et toi, tu fais un cirque pareil! On t'a encore une fois ramasse ivre mort et en plein jour. Encore heureux que la milice locale te connaisse bien, sinon on t'aurait vite expedie au dessouloir. Je te comprends, tu as ton chagrin, mais tu n'es pas un homme fini. Et puis n'oublie pas que tu tiens un volant. Tu risques d'ecraser quelqu'un ou de te tuer toi-meme. Et en plus, quel exemple tu donnes a la jeunesse!

On le convoqua au Raikom, ainsi qu'au Conseil des Veterans, mais en vain.

Au Raikom, Ivan ecoutait les reproches incessants et les admonestations du secretaire; soudain il le coupa d'une voix fatiguee:

– Assez de balivernes, Nicolaitch. Tu ferais mieux de te demander comment nourrir le peuple. Et au lieu de ca, tu racontes des betises – le devoir du communiste, le sens des responsabilites… Ca fait mal de t'ecouter!

Le secretaire explosa:

– A force de boire, tu oublies ou tu te trouves, Heros! Comment peux-tu dire ca, toi, un membre du Parti?

Ivan se leva et, se penchant vers le secretaire par-dessus la table, laissa tomber d'une voix basse et seche:

– Moi, maintenant, je peux tout… C'est clair? Et ma carte du Parti, je peux te la ficher ici, sur la table, tout de suite!

Au Conseil des Veterans, les retraites rassembles savouraient d'avance un spectacle gratuit. Ivan les decut tous. Il ne se justifia pas, ne se defendit pas et ne discuta pas avec ses accusateurs vehements. Il etait assis, hochant la tete, et meme il souriait. Il pensait: «A quoi bon heurter ces vieillards? Qu'ils parlent! Qu'ils se soulagent! Ce n'est pas de la mechancete chez eux, c'est de l'ennui. Tiens, celui-la, il s'emballe tellement qu'il fait tinter ses medailles. Drole de bonhomme! Il s'est mis sur son trente et un. Il n'a pas menage sa peine…»

Le spectacle n'eut pas lieu.

Vers le 9 mai, comme s'il se conformait a un jeune a lui seul impose, Ivan cessa de boire. Il donna un coup de balai dans les chambres qui paraissaient inhabitees depuis longtemps. Il nettoya son costume de fete, frotta avec de la poudre dentifrice ses medailles et son Etoile d'or et attendit les pionniers. D'habitude ils venaient quelques jours avant la fete de la Victoire, lui presentaient l'invitation sur une carte bigarree et, apres avoir balbutie les paroles de circonstance, degringolaient l'escalier avec des cris de joie.

Il les attendit presque une semaine. «Ils ont du oublier, ces gamins, pensa-t-il; ils ont autre chose en tete. Tant mieux pour moi. A la longue, c'etait lassant de raconter les memes histoires chaque annee.»

Mais le 8 mai, il mit toutes ses decorations et sortit. Il se demandait avec curiosite: «Pourquoi est-ce qu'on ne m'a pas invite? Si on en a invite un autre, qui est-ce?»

Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату