frappait dans les carreaux. Il etait couche sur le plancher. Au-dessus de lui, Jora accroupi le secouait par l'epaule:

– Dmitritch, Dmitritch! Mais reveille-toi, sacre Veteran! Quel buveur tu fais! Ou as-tu pris une cuite pareille? Mais ne ferme donc pas les yeux, tu vas t'endormir de nouveau. Pourquoi m'as-tu appele? Qu'est-ce que c'est que cette affaire urgente? C'est de te reveiller? Hein? Tu crois que je n'ai que ca a faire, venir te dessouler?

Ivan, l'ecoutant et saisissant a peine le sens des mots, souriait. Puis, au moment ou Jora un peu agace s'appretait a partir, Ivan decolla ses levres pateuses et demanda doucement:

– Jora, donne-moi cinq roubles. Je te les rendrai a ma prochaine retraite.

Jora sifflota et se leva, plongeant les mains dans les poches.

– Dis donc, Dmitritch, tu y vas fort! Tu t'es trouve un pionnier benevole! Tu ne voudrais pas que je t'apporte une bouteille et que je te nourrisse au biberon, des fois?…

Puis il jeta un ?il sur l'appartement vide et defraichi, sur Ivan dont le visage maigre etait mange par la barbe, et dit d'une voix conciliante:

– Bon, cinq roubles, je ne les ai pas. En voila trois. Ca suffira pour soigner ta gueule de bois

Au Gastronom, hier, ils en ont recu un raide, a deux roubles soixante-dix la bouteille. Les gars disent qu'il est bon…

Se remettant un peu, Ivan s'ebroua longuement avec plaisir sous le robinet d'eau froide, puis sortit dans la rue printaniere et, sans se presser, en souriant au soleil chaud, il se dirigea vers le magasin.

Au retour il fit cuire une casserole de pates. Il les mangea lentement, avec une boite de poisson bon marche. Apres le repas, il versa un paquet entier de lessive dans la baignoire, ramassa tout le linge et tous les vetements, et fit un grand

A la gare, quand Ivan distingua Olia au milieu de la foule dense et grouillante, il eut le souffle coupe, tellement elle etait changee. Ils allerent vers le metro et il ne parvenait pas a s'habituer a l'idee que cette jeune femme svelte etait sa fille. Tout etait tellement simple et naturellement harmonieux en elle – d'etroits souliers gris clair, des bas noirs, une veste ample et largement epaulee.

– Dis donc, Olia! Tu es devenue une vraie occidentale! lui dit-il en hochant la tete.

Elle rit.

– Oui, papa. «Tel entourage, tel plumage!» Je ne peux pas faire autrement. Tu sais a quels gros oiseaux j'ai affaire. Pas plus tard qu'hier, j'en ai termine avec un capitaliste. Il a des usines dans sept pays du monde… Devant eux, il faut ressembler a quelque chose, sinon ils ne signent pas nos contrats.

– Et moi, tu vois, je suis un vrai paysan. Tu dois avoir honte de marcher a cote de moi.

– Mais non. Qu'est-ce que tu racontes, papa? Quelle betise! Ton Etoile seule vaut tout le reste. Pour le vetement, ne t'inquiete pas. Demain, on arrangera ca. Avec ce costume, tu sais, on ne peut pas rendre visite aux parents d'Alexei. Et surtout, il te faut une autre chemise.

Ivan pensait justement que ce qu'il avait de mieux, c'etait sa chemise. Il l'avait achetee quelques jours avant son depart et il avait ete tout heureux en l'essayant – il s'etait senti rajeuni et fringant comme autrefois. Ce qu'il aimait surtout, c'est que cette chemise ne lui serrait pas le cou; et pourtant il la boutonnait jusqu'en haut.

Durant ces dernieres semaines il avait mis de l'ordre dans l'appartement et meme, par une chaude journee d'avril, il avait lave les vitres. Il les lavait lentement, se delectant de la fraicheur et de la legerete de l'air qui entrait dans les chambres…

Le lendemain, Olia l'emmena dans un grand magasin ou flottait une odeur doucereuse et etouffante.

– Tu sais, papa, on aurait pu bien sur tout acheter a la Beriozka [30]. J'ai des bons. Mais tu vois, d'abord mes beaux-parents sont tellement snobs que rien ne peut les impressionner. Et ensuite ton Etoile sur un vetement etranger, cela n'ira pas. Alors on va trouver quelque chose de chez nous, mais de qualite.

Avec ce costume bleu marine qui tombait bien, Ivan se regardait dans la glace et ne se reconnaissait pas.

– Et voila, plaisanta Olia, un vrai general en retraite. Maintenant on va acheter deux chemises et des cravates.

A la maison, elle le tortura en faisant et defaisant son n?ud de cravate et en cherchant le meilleur endroit pour accrocher l'Etoile.

– Laisse donc, Olia. Ca va bien comme ca, implora enfin Ivan. Tu m'attifes comme une demoiselle. C'est comme si c'etait moi qui me mariais…

– Oh! Si tu savais, papa, rien n'est simple, soupira Olia. Il faut tout prevoir, tout calculer. Tu ne peux pas t'imaginer dans quelle sphere volent ces oiseaux! Ils evoluent tout le temps a l'etranger. Leur appartement est un vrai musee. Le cafe, ils le boivent dans de la porcelaine ancienne, et leurs connaissances sont de la meme espece: diplomates, ecrivains, ministres. Attends, attends, ne remue pas! Je vais faire sur toi, la, tout de suite, une petite pince et apres je la coudrai; sinon la chemise va bailler, ca ne sera pas beau… Tu comprends, c'est vraiment la fine fleur de la societe moscovite. Le pere d'Aliocha faisait ses etudes avec Gorbatchev au MGU et, encore maintenant, ils sont a tu et a toi. Tu te rends compte! Bon, un dernier essayage et je te laisse tranquille. Oh! que tu as maigri, papa. Tu n'as plus que la peau sur les os. A Borissov, tu ne dois rien trouver dans les magasins… Voila, ca y est. Regarde-toi dans la glace. Un vrai superman! Demain on ira t'acheter des chaussures convenables et je te sors. Non, l'Etoile est trop haut. Attends, je vais te la descendre un peu…

La visite aux futurs beaux-parents etait prevue pour le 9 mai, fete de la Victoire. Cette date avait paru a Olia tout a fait bien choisie. On montrerait a la television quelque documentaire, le pere se souviendrait du passe et raconterait ses souvenirs. Et voila deja un bon sujet de conversation! Ce n'etait pas avec lui qu'on irait parler de la derniere exposition parisienne…

C'etait vrai. Tout n'etait pas si simple.

Quand elle avait ecrit a son pere que le mariage etait prevu pour juillet, elle avait un peu anticipe sur les evenements. Alexei parlait de ce mariage d'une facon un peu evasive. Les parents, eux, se montraient tres gentils avec elle. Mais dans leur bienveillance mondaine meme, Olia sentait le danger de l'ecroulement de tous ses plans. Du reste il ne s'agirait meme pas d'un ecroulement. Tout simplement un sourire aimable, un regard doux et legerement etonne sous le sourcil leve: «Mais, petite sotte, comment pouvais-tu esperer un jour prendre place dans notre milieu?»

Ce sourire, elle l'avait remarque pour la premiere fois quand elle leur avait dit qu'elle travaillait comme interprete au Centre. La mere d'Alexei souriait distraitement en tournant sa petite cuillere dans sa tasse. Le pere, lui, sourit largement et sur un ton un peu theatral s'etonna: «Ah! Vous m'en direz tant!» Et ils echangerent un rapide regard.

«Savent-ils exactement ce qu'est mon travail? se tourmentait Olia. Mais bien sur qu'ils savent! Et peut-etre qu'ils s'en fichent? Ou bien ils me tolerent a cause d'Aliocha? Ils ne veulent pas le contrarier? Et peut-etre lui- meme doit savoir…»

Dans les derniers temps, ce mariage etait devenu pour elle une idee fixe. Il lui semblait que si elle reussissait a se faire epouser par Alexei, ce serait non seulement une ere nouvelle, mais une vie tout a fait autre. Il n'y aurait plus ce Iassenevo recouvert de neige, ni cette chambre dans l'appartement prefabrique! Ce serait le centre de Moscou et une maison prestigieuse, et une entree avec un gardien, et la voiture de fonction de son mari sous la fenetre. Cet espionnage a la chaine prendrait fin; les parents d'Alexei lui trouveraient un travail honorable dans quelque service du Commerce exterieur. Et peut-etre affecterait-on Alexei a l'etranger, dans une ambassade; et elle l'accompagnerait, et elle passerait a son tour les barrieres de la douane de Cheremetievo, au-dela desquelles ses clients avaient l'habitude de lui faire des signes d'adieu. Ou plutot non, pas par cette barriere, mais directement par l'entree des diplomates.

Un jour, en hiver, elle avait parle de tout cela a Svetka. Celle-ci, en faisant rageusement tourner son hula- hoop, lui dit:

– L'essentiel, tu sais, Olia, c'est de ne pas te laisser aller. Tu n'y es pas encore! Tu te souviens, Tchekhov, dans L'Anguille… Ca y est, elle est deja prise par les ouies, mais elle donne un coup de queue et hop! elle prend le large… Tiens, ecoute bien ce que je te conseille: fais inviter ton pere. Apres tout, c'est un Heros. Il accroche toutes ses decorations et tu l'amenes chez tes futurs beaux-parents. Pour que ce soit deja un peu comme en famille… Eh bien! Qu'est-ce qu'il y a de genant a ca? La seule chose genante au monde, c'est de

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