Avec une legerete souriante il parlait de ses voyages, sachant que Venise ou Naples avait pour sa jeune interlocutrice la meme resonance exotique que l'Eldorado. D'habitude, dans ces recits, Olia saisissait la note de superiorite, claire ou dissimulee, de ceux qui vivaient par-dela le rideau fer. Almendinger racontait autrement. Ainsi, en Italie, pour la premiere fois de sa vie, il avait ecoute un concert de chats. Un Napolitain sadique avait recueilli une douzaine de chats, les avaient repartis selon leur voix et les avait mis dans des cages exigues amenagees a l'interieur d'un piano. Dans le feutre des marteaux il avait place des aiguilles qui, a chaque frappe, piquaient la queue des chats. Les pauvres betes emettaient chacune un son different et leurs plaintes se fondaient en une horrible et pitoyable symphonie. Ce pianiste sadique avait failli etre massacre par les membres de la section locale de la Societe protectrice des animaux.
Apres avoir raconte cette histoire, Almendinger jeta a Olia un regard un peu penaud.
– J'ai tort de vous raconter de telles horreurs. Deja, nous autres Allemands, nous avons chez vous la reputation d'un peuple pas tres humain. Oui, cette guerre… Quand je pense qu'en quarante et un je voyais les tours du Kremlin avec mes jumelles! Et maintenant je les vois de la fenetre de ma chambre. C'est vraiment comme dit la Bible: «Die Wege Gottes sind unergrundlich [33].» Vous avez deja entendu cette expression? Je ne sais pas ce que ca donne en russe…
Il se tut, le regard perdu quelque part entre les coupes et les assiettes. Olia, se souvenant de son role, proposa avec une vivacite exageree:
– Oh! ecoutez, Wilfried! J'ai completement oublie. Ils ont la un cocktail absolument delicieux…
Jamais encore ces paroles ne lui avaient paru aussi execrables. C'est precisement au moment ou l'on apporta le cocktail qu'il commenca a parler de l'Allemagne de son enfance.
– Vous savez, les enfants, aujourd'hui, ont beaucoup de jouets. Mais tous ces jouets sont froids, trop… comment dire? technologiques. Et moi, quand j'etais enfant, j'avais une collection de phares miniatures. Le sommet de chacun d'eux se devissait et a l'interieur il y avait du sable. Chaque tour avait un sable different provenant de tel ou tel littoral d'Europe…
Almendinger etait couche, les bras croises, le visage immobile, emettant tantot un petit soupir, tantot un bref gemissement. Il savait qu'il aurait a rester couche ainsi une heure ou peut-etre deux. Il avait entendu Olia s'immobiliser au-dessus de lui, tendre l'oreille a sa respiration, telephoner. De meme il avait entendu la porte s'ouvrir et se refermer. Il regrettait un peu d'avoir choisi de rester allonge sur le dos. Sur le cote, le visage cache dans l'oreiller, c'aurait ete plus simple. En revanche il pouvait, en entrouvrant legerement les paupieres, observer ce qui se passait dans la chambre. D'ailleurs, meme cela ne presentait que peu d'interet pour lui. Dans son attache-case, au milieu d'une liasse de documents scientifiques, etaient glisses avec une habilete professionnelle quelques textes de desinformation anodine. Elle devrait faciliter les debuts de son successeur a Moscou. Ce que Almendinger s'appretait a remporter avec lui se resumait en quatre colonnes de chiffres apprises par c?ur.
Tout en parlant de sa collection enfantine de phares et de leur sable, il avait lentement plie avec le pouce la paille de son cocktail. Le verre etait derriere la bouteille de Champagne et la carafe d'eau. Olia ne le voyait pas. Il aspira legerement la paille et l'introduisit dans le verre vide.
– Et puis, poursuivait Almendinger, l'enfance sans nuage helas prit fin. Je suis devenu un grand dadais maladroit, un vilain petit canard. Un beau jour j'ai fait couler tout ce sable en petit tas sur le gazon, j'ai tout melange.
Olia qui ecoutait, attentive et reveuse, demanda avec etonnement en allemand:
– Warum?
Almendinger sourit. Elle lui sembla tout a coup si jeune!
– Und warum sind die Bananen krumm [34]? lui demanda-t-il en riant.
Puis il remarqua:
– Le cocktail est vraiment parfait. Il faut que je retienne son nom. Comment dites-vous? «Le bouquet de Moscou»? Ah! C'est un nom qui lui va bien…
Il porta la paille a ses levres. Au fond du verre disparaissait l'ecorce tendre et rose.
Et maintenant, couche dans l'obscurite de sa chambre, il pensait que tout etait etrangement bati en ce monde.
De ces sables melanges, il s'etait souvenu dans une tranchee nocturne pres de Moscou. Il faisait horriblement froid. Les soldats s'entassaient pres du poele. Le metal chauffe au rouge brulait leurs mains, et leur dos durcissait comme une ecorce sous les rafales penetrantes. Au-dessus de leur tete les etoiles glacees scintillaient. Et tout pres d'eux, dans des tranchees semblables, etaient recroquevilles les ennemis, les Russes. Eux, les sauvages, ils n'avaient meme pas de poele.
«Demain, apres-demain, pensait-il, nous serons a Moscou. Nous en finirons avec la Russie. Ce sera chaud, propre, j'aurai une decoration…» Une fusee eclairante solitaire s'envola, eclipsant pour un instant le ciel etoile. Puis de nouveau les yeux s'etaient habitues a l'obscurite. Et de nouveau se mirent a briller les etoiles, et le noir du ciel reprit sa profondeur. En essayant de ne penser a rien, il se tendait vers le poele en repetant en lui-meme: «Demain, on sera a Moscou. Ce sera chaud, propre…» Mais la pensee qu'il essayait de chasser revint. Elle revint non pas en mots mais en un eclair instinctif et limpide: ce fosse plein de neige creuse dans la terre, qui s'envole dans l'obscurite de la nuit, entre les etoiles. Et eux dans ce fosse, eux qui ont deja vu la mort, qui ont deja tue. Et dans un pareil fosse couvert de givre, en face, ceux qu'ils auront a tuer. Et ce poele, dans lequel s'est concentree cette nuit toute la chaleur de l'univers. Et les grains de sable de tous les rivages d'Europe confondus dans un petit tas grisatre, sur le gazon d'une ville allemande qui vient de connaitre le sifflement des bombes…
Dans la chambre regnait deja le silence de la nuit. On entendait seulement de temps a autre le chuintement d'une voiture se perdant dans la rue Gorki, et aussi, quelque part, la-haut dans un etage, le grincement bref et aigu d'une latte de parquet. De la tour du Kremlin parvint la melodie aerienne du carillon, puis trois coups graves et mesures.
Olia etait bien, dans son fauteuil. Elle regardait l'Allemand qui dormait et retenait difficilement une incomprehensible envie – s'approcher du lit sur la pointe des pieds et effleurer de la main ce visage de gypse pour le ramener a la vie.
Almendinger comptait machinalement les coups vibrants du carillon de la tour: «Un, deux, trois. Trois heures… Ils fouillent longtemps. Ils le passent a la radio, ils l'auscultent. Non, il vaut mieux ne pas y penser. Il suffit de fixer sa pensee une minute et l'on comprend le caractere fantasmagorique de tout ce qui nous entoure. La nuit… et eux, ils ont enfile leurs gants et maintenant palpent, lisent, prennent des photos. Les yeux rouges, les baillements, les manches retroussees des chemises. Et moi, je suis couche ici dans cette immobilite stupide, moi qui, il y a quarante ans, etais couche dans la terre glacee, revant de chaleur, du repos de Moscou… Et elle, elle est toute jeune encore; j'ai une fille qui est plus agee qu'elle. Elle est assise dans son fauteuil, elle attend cette imbecile de mallette. Absurde!»
De nouveau il se souvenait comment, prisonnier, il avait ete convoye a travers les rues de Moscou dans la colonne interminable des autres prisonniers allemands. Des deux cotes de la rue, sur le trottoir, se tenaient les Moscovites qui, avec une curiosite un peu defiante, regardaient le flot gris des soldats. Derriere eux, sur leurs traces, avancait lentement une arroseuse qui lavait, plutot symboliquement, la «lepre fasciste» des rues de la capitale. Il sembla soudain a Almendinger qu'il commencait a reconnaitre les visages des Moscovites se tenant le long de la rue, a entendre des bribes de leur conversation…
La serrure de la porte d'entree claqua doucement. Il comprit qu'il s'etait endormi un instant. Des pas furtifs frolerent le tapis, l'attache-case retrouva sa place pres de la table de travail. En s'endormant, Almendinger sentit sur son visage la fraicheur d'une paume legere. Mais son sommeil etait deja si visqueux qu'il ne put que tendre vers cette main son visage aux yeux fermes; et, souriant deja en reve, il murmura quelques mots en allemand.
Vers midi, il faisait tres chaud dans les rues colorees, inondees de gens et de soleil. On sentait deja l'ete, l'odeur de l'asphalte poussiereux et tiede.
Ivan marchait lentement, abasourdi par le bruit des rues, la brulure du soleil, les taches rouges des slogans, des drapeaux et des banderoles. Les paroles des passants, les klaxons des voitures et surtout ce miroitement aveuglant du soleil lui causaient une douleur aigue. Il lui semblait qu'il suffirait d'un mot, d'un petit rire, pour que sa tete eclate. Il essayait de ne pas regarder les pietons affaires. Il avait envie de s'arreter et de leur crier: «Mais