l'a racontee deja cent fois: «Picasso n'a eu qu'une fois dans sa vie une periode bleue, et la reine, tous les mois… Eh oui, elle a le sang bleu!» Tu vois d'ici la tete qu'ils ont faite, tous ces intellectuels! Son mari a explose: «Ce n'est pas seulement une obscenite – j'en ai l'habitude. C'est un sacrilege!» Les idiots, ils auraient mieux fait de rire au lieu de jouer les constipes. Katioukha n'a pas encaisse et leur a jete: «Des barbouillages, votre Picasso! Un marchand, et rien d'autre. Il a bien compris que la demande, c'est ce genre de vomissure – ca vous plait – et il a vomi…» Quel charivari! Les femmes foncent dans le couloir, melangent leurs visons. Les hommes piaillent: «Le complexe d'Erostrate!» Son cher mari pique une crise d'hysterie… Il a deja introduit le divorce, le salaud. Il lui donnait des lecons sans arret: «La vie est un acte esthetique…» Et lui, il se faisait des piqures contre l'impuissance. L'esthete!
Elles bavardaient jusqu'au crepuscule, comme au bon temps d'autrefois. Et comme autrefois venait de temps en temps les voir Ninka la Hongroise. Elle aussi se mettait a consoler Olia, lui racontait les sombres histoires de ses nombreux naufrages, ses espoirs decus et la noire ingratitude humaine… Mais elle aussi dissimulait mal sa joie: au mois de juin elle ferait sa derniere tournee au bord de la mer Noire. En octobre elle se marierait et fonderait, comme elle disait elle-meme en riant, «une famille sovietique modele».
Oui, tout restait comme avant. Rien ne changeait. Si, peut-etre, une seule chose. Maintenant, quand elle rentrait du travail, elle constatait avec depit que son visage etait comme couvert d'un masque poisseux. Elle se precipitait a la salle de bains pour s'en liberer en se frottant les joues. Elle essayait de se rassurer: «Je cours comme une folle ces temps-ci. Et avec cette chaleur…» Elle se souvenait comme Svetka, apres le travail se hatait vers la salle de bains en lui lancant sans s'arreter: «Attends, Olietchka, on parlera apres. Laisse-moi changer de visage.»
Olia comprit qu'il ne s'agissait pas seulement de fatigue et de chaleur.
Avant les conges d'ete, il y avait beaucoup de travail au Centre. Il arriva meme a Olia de ne pas rentrer a la maison trois jours de suite. Elle passait les nuits au Centre. Dans la journee elle assistait aux entretiens commerciaux et le soir jouait son spectacle habituel au restaurant. Pendant ces trois jours elle n'avait pas eu une seule minute pour aller voir son pere a l'hopital.
Un matin, quand elle put s'y rendre, il l'attendait avec une impatience joyeuse et inquiete. Ils s'installerent sur leur banc habituel, devant le parterre. Ivan alluma une cigarette. Puis, l'ecrasant rapidement, il parla d'une voix sourde. Olia, en entendant cette voix feutree, eut un frisson interieur. Elle pensa que son pere allait lui poser des questions sur son travail, sur sa vie ou – ce qui serait pire encore – essayer de se justifier. Ivan parla d'autre chose.
– Tu sais, Oliouch, c'est tres bien que tu sois venue aujourd'hui. Demain on me fait mes papiers de sortie et on me transfere en detention preventive. Je voudrais te remettre quelque chose. Garde-le et cache-le quelque part. J'ai peur qu'on me l'enleve a la fouille.
Ivan desserra les doigts – dans le creux de sa main brillait l'Etoile d'or.
Olia retourna a la maison dans un autobus brinquebalant et a moitie vide. Il roulait sur l'autoroute peripherique. D'un cote on voyait les nouveaux immeubles en beton, plantes dans l'argile labouree. De l'autre, des champs voiles d'une verdure transparente. Olia etait assise, le visage tourne vers la fenetre pour qu'on ne voie pas ses larmes. Elle s'etait mise a pleurer quand, en ouvrant son sac, elle avait vu tout au fond, la ou se perdaient d'habitude tantot les clefs, tantot le rouge a levres, l'Etoile d'or. «Cela, c'est toujours sa vie, pensait-elle avec une tendre amertume. Il croit qu'il y a encore des gens pour se souvenir de cette guerre lointaine, de cet amour sur le front… Ils sont tous comme des enfants. Toute une generation de grands enfants trompes. Pourvu qu'il ne sache rien sur moi! Pourvu qu'il ne sache rien!»
Elle continuait a pleurer en remontant les escaliers jusqu'a son septieme etage. Elle n'avait pas voulu prendre l'ascenseur de peur de rencontrer quelqu'un de sa connaissance. Mais des le sixieme, elle entendit le rire et les exclamations joyeuses de Svetka. «Tiens, pensa Olia, Ninka est la et elles sont en train de s'amuser.» Et tout de suite elle sentit comme un petit soulagement. Elle les imaginait deja s'affairant autour d'elle, l'encourageant, mettant la bouilloire sur le feu. Ninka etait sans doute venue faire ses adieux avant de partir pour le Sud. Elle allait etre intarissable avec ses histoires. Olia tourna la cle et entra.
La porte de la chambre de Svetka etait largement ouverte. Svetka etait assise sur son lit et criait dans un horrible rire sanglotant. Ses yeux gonfles, sur lesquels il ne restait plus la moindre trace de rimmel, brillaient, hagards, fous. Sur le plancher, une valise d'ou sortaient quelques vetements. Dans les angles opposes de la chambre – comme si un grand pas les y avait laisses – trainaient ses souliers. Olia s'arreta sur le seuil sans essayer de rien comprendre de ce hurlement horrible, parce que tout etait trop clair. Elle repetait seulement comme une incantation: «Svetka… Svetka…».
Svetka, etranglee de larmes, se tut un instant. Elle etait assise, les yeux fermes, tressaillant de tout son corps et respirant de facon saccadee et bruyante. Avec precaution, Olia s'assit aupres d'elle. Svetka sentit sa main sur son epaule et se remit a crier sur un ton encore plus desespere:
– Olka, un cercueil en zinc… et on ne voit rien… seulement ses yeux a travers la petite vitre… sans cils ni sourcils… peut-etre il n'y a rien… dans ce cercueil!
Et en secouant la tete, de nouveau elle fondit en larmes. Et de nouveau, d'une voix entrecoupee, elle cria:
– Une petite vitre… Et seulement ses yeux… seulement ses yeux… Non, il n'y est pas. Non… Brule dans l'helicoptere! Il n'y a rien dans ce cercueil, rien…
Puis, se liberant des bras d'Olia, elle bondit et se precipita vers l'armoire. Elle en ouvrit la porte d'un geste violent et commenca a en retirer des boites et des cartons qu'elle jetait par terre.
– Et a qui est-ce que ca peut servir maintenant? A qui? criait-elle.
Des cartons deboulaient des chaussures d'homme, des bottes toutes neuves brillant d'un cuir de qualite; s'amoncelaient les chemises aux etiquettes de Beriozka, des jeans, des cravates. En poussant un lourd soupir, Svetka s'ecroula comme une masse sur le lit et plongea la tete dans l'oreiller.
Olia, assise a cote d'elle, reconnaissait avec peine son amie dans cette femme vieille et affaissee. Elle lui caressait legerement la main et murmurait:
– Ne pleure pas, ne pleure pas, Svetka. Tout ira bien, tout finira par s'arranger. Tu vois, pour moi, ca va de travers aussi, et moi je tiens
Svetka partait de la gare de Kazan. Elle semblait a present tout a fait calme et elle plissait simplement les yeux, comme pour ne pas voir la foule joyeuse et agitee. Olia se frayait le passage a cote d'elle, tenant a la main un grand sac en plastique ou Svetka avait jete tout ce qui n'avait pas pu rentrer dans la valise. Le sac etait lourd. Le gens, charges, foncaient, se bousculaient, s'accrochaient avec leurs bagages. Olia sentait que les poignees du sac s'etiraient lentement et allaient se dechirer. La foule s'avancait avec une lenteur penible. Visages en sueur, calottes sur les tetes rasees, enfants qui pleurnichaient…
Le compartiment etait impregne d'une odeur chaude de poussiere epaisse.
– Mais tu n'as rien pris pour boire en route, se souvint Olia.
Silencieusement, Svetka fit non de la tete. Sautant du wagon, Olia se faufila vers le buffet. Dans la queue, devant une longue vitrine ou s'entassaient des sandwiches de saucisson desseche, des ?ufs durs et des gateaux secs aux noisettes, elle consultait nerveusement sa montre.
Quand elle parvint sur le quai avec une bouteille de limonade tiede et deux gateaux dans un sachet, elle vit au-dessus des rails, dans un brouillard gris et chaud, deux feux rouges qui s'eloignaient. Elle resta sur le quai encore un moment, puis posa la bouteille et le sachet sur un banc et se dirigea vers le metro.
Pendant un de ces jours fous du debut de l'ete, Olia comprit qu'elle etait enceinte. Elle prit la chose avec une resignation insensible et fatiguee. «En fait, ca n'a rien d'etonnant, pensait-elle en revenant de la consultation, avec tout ce remue-menage et enervee comme j'etais… Dans ces conditions-la, on peut en mettre deux au monde sans s'en rendre compte…» Au Centre elle demanda trois jours d'arret pour se faire avorter et se remettre d'aplomb.
Elle avait compte les jours et elle savait que cela s'etait passe debut mai quand, ecoutant ce grand Allemand au beau nom, elle avait oublie son role. Elle savait d'ailleurs qu'il ne s'agissait pas seulement d'un oubli.
Elle arriva a l'hopital deux heures avant l'ouverture des services. Dans le silence du matin, elle contourna l'immeuble jaune pale et, traversant la rue, s'assit, sur un banc dans une petite cour entre de vieux batiments a un etage. Sur les fenetres il y avait des fleurs dans les pots et des statuettes de faience peinturluree. «C'est tout