taisez-vous donc!» ou de frapper quelqu'un pour qu'un instant au moins cesse ce bruit qui lui dechirait la cervelle.
Avec son costume et son impermeable, il avait horriblement chaud. Il sentait sa chemise et son pantalon lui coller sur la peau, un picotement sec lui gratter la gorge. Mais sans enlever son impermeable, il marchait toujours comme un automate, esperant qu'apres le tournant ne tarderait pas a souffler de la fraicheur et que s'eteindraient ces eclats joyeux et sonores.
La nuit lui revenait en bribes confuses, avec la permanence hallucinante de l'ampoule nue du plafond. Sa lumiere, des qu'il commencait a se souvenir, grandissait, devenait de plus en plus eclatante, plus crue, et lui brulait les yeux davantage encore que le soleil de mai. Les yeux mi-clos, Ivan allait plus loin.
Il se souvenait qu'etant rentres la veille dans la chambre de Semionov, ils avaient tire de dessous le lit la valise avec sa reserve d'alcool et commence a boire. Ivan buvait sans mot dire, avec acharnement, sans detourner de Semionov un regard pesant et haineux. Semionov avait peur de ce regard et debitait d'une voix sourde:
– Qu'est-ce que tu veux, Vania… Ils nous ont eus comme des porcs pouilleux. Bon Dieu! On nous a accroche sur le ventre toute cette ferraille et nous, pauvres cons, on etait heureux. Heros! Essaie seulement de mettre le nez dans ce bar ou les Fritz boivent, on te videra avec un balai a ordures. Tu pourrais meme etre trois fois Heros…
Puis a travers les brumes de l'alcool, sans plus s'entendre, Ivan criait quelque chose a Semionov en donnant des coups de poing sur la table. A ces coups repondirent soudain en echo un tambou-rinement rageur dans la porte et la voix aigue de la voisine:
– Semionov! Je telephone a la Milice. On va t'embarquer, toi et ton ivrogne de copain! Avec la foire que vous faites, vous reveillez toute la maison…
Semionov sortit dans le couloir pour donner des explications. Ivan resta seul. Il y eut un silence complet. Du plafond, l'ampoule couleur citron jetait des ombres tranchees: les bouteilles sur la table, les bequilles de Semionov pres de la tete du lit. Quelque part au-dessus des toits resonnerent trois heures du matin…
A la rencontre d'Ivan venaient des militaires retraites qui avaient mis, a l'occasion des fetes, l'uniforme de parade. Ils etaient caparaconnes dans l'armure de leurs decorations. Ivan regardait presque avec horreur leur cou gonfle, leurs joues rougies par le rasage, leur buste monolithique sangle par la ceinture et le baudrier. D'une gigantesque banderole un fantassin, un marin et un aviateur jetaient un sourire redoutable en dessous d'une inscription fluorescente: «Vive le quarantieme anniversaire de la Grande Victoire!» Ivan eut envie de s'arreter et de crier:
«Tout cela, c'est de la foutaise, des pieges a cons!» Il eut envie que l'un des passants le pousse, l'injurie, qu'un gros militaire, en gonflant son cou ecarlate, commence a lui cracher quelque chose de menacant. Ah! Comme il leur aurait repondu! Il leur aurait rappele l'arriere ou ces retraites obeses s'etaient planques et les emblemes americains sur les jeans de ces jeunes blancs-becs arrogants qui le croisaient.
Mais personne ne le poussait. Au contraire, a la vue de son Etoile brillant au revers de sa veste, on s'ecartait pour lui laisser le passage. Meme, quand Ivan traversa la rue a un endroit interdit, le milicien ne siffla pas et detourna la tete en regardant ailleurs. A bout de forces Ivan prit une ruelle et vit au fond un bouquet d'arbres. Mais, arrive au bout, il se retrouva sur une avenue bruyante et joyeusement animee. De nouveau une banderole eclatante frappa ses yeux: «1945-1985. Gloire au peuple sovietique victorieux!» Ivan s'arreta, plissa les yeux et gemit. Son front et ses paupieres devinrent humides, ses jambes flancherent. Une arroseuse passa, l'enveloppant d'une odeur de poussiere moite; navigua un grand autocar d'Intourist aux vitres fumees derriere lesquelles on apercevait des dames bien soignees aux cheveux argentes. Ivan rebroussa chemin.
A ce moment, au-dessus de la porte vitree d'un magasin, il devina plutot qu'il ne lut, en cttres noires ventrues: «Beriozka». Sans reflechir, guide par l'intuition de ce qui allait se produire et s'en rejouissant mechamment a l'avance, il entra.
Dans le magasin regnait une demi-obscurite agreable. Les climatiseurs repandaient une fraicheur depaysante. Pres d'un comptoir, des touristes legerement vetus parlaient entre eux. Une volee de notes greles et desaccordees, suivie d'un eclat de rire, retentit: l'un d'eux achetait une balalaika.
Ivan s'arreta pres du comptoir. Son regard discernant a peine les objets glissait sur les boites de Palekh, les bouteilles de whisky ecossais, les couvertures brillantes des albums. Deux vendeuses le regardaient avec vigilance. Finalement l'une d'elles, n'y tenant plus, dit a mi-voix, mais tres distinctement et sans meme regarder de son cote: «Ce magasin, citoyen, est reserve aux etrangers. Ici on paie en devises.» Et lui montrant que la conversation etait terminee et qu'il n'avait plus rien a faire ici, elle dit a sa collegue:
– Je crois que les Suedois ont fait leur choix. Reste ici, je vais les servir.
Ivan savait parfaitement ce qu'etait une Beriozka. Il savait aussi quel paysan meprisable il etait aux yeux de ces deux poupees savamment maquillees. Mais ca, justement, c'etait bien. Oui, c'etait bien que sa tete eclate, que sa chemise colle a sa peau, que les etrangers – ces extraterrestres aux tee-shirts legers – achetent, rient, regardent au loin, a travers lui, de leurs yeux bleus.
– Allez, va, ma fille. Va les servir, ricana Ivan. Nous, il nous reste juste a les servir, les uns au lit, les autres au comptoir…
La vendeuse s'arreta, echangea un bref regard avec sa collegue et martela:
– Ici on n'accepte pas les roubles, je vous le repete. Degagez les lieux ou j'appelle la milice. Et enlevez vos mains de la vitrine.
Et d'une voix plus basse elle ajouta: «N'importe quel bouseux vient ici et nous, ensuite, on doit laver les vitres!»
Ivan serra les machoires et de tout son corps pesa sur la vitrine du comptoir. On entendit le bruit de la vitre brisee et en meme temps l'exclamation de la vendeuse:
– Liouda, appelle le milicien de garde!
– Moi, avec ces mains-la, cria Ivan, j'ai charge une montagne d'obus. Moi…
Il resta sans parole et lacha un rire comme un aboiement. La douleur lui arrachait les yeux. Mais, a travers son hebetude gluante, il comprit tout a coup clairement: «Tout cela, c'est de la foutaise. Je ne suis qu'un pithecanthrope pour eux. Qu'est-ce que je leur raconte avec ces foutus obus…!» Et dans le meme rire, a travers le magasin, il cria aux etrangers stupefaits:
– Vous autres, ecoutez-moi bien! Moi, j'ai verse pour vous des tonnes de sang, salauds! Moi, je vous ai sauves de la peste brune, ah! ah! ah!…
Le milicien entra. Trapu, le visage epais, sur le front la marque rouge et humide laissee par la casquette.
– Vos papiers, s'il vous plait, citoyen.
– Mes papiers, les voila.
Ivan tapa sur son Etoile d'or. Une trace de sang resta sur son impermeable. Sa paume avait ete entaillee par un eclat de vitre.
Le milicien essaya de le prendre par le coude.
– Il va vous falloir venir au poste.
Ivan d'un mouvement brusque libera son bras, le milicien chancela; on entendit sous ses chaussures le crissement du verre. Des mains de l'un des Suedois qui observaient la scene avec surprise, la balalaika glissa. Elle tomba sur les dalles de marbre et poussa un gemissement lamentable. Tout le monde se figea dans une posture indecise et muette.
– Attends, Liocha, murmura la vendeuse au milicien. Je vais d'abord reconduire les etrangers.
A cet instant entrerent a la Beriozka deux Japonais vetus presque de la meme maniere. On aurait pu les prendre pour des jumeaux si l'un d'eux n'avait pas ete un peu plus grand. Des costumes sombres et officiels, des cravates au leger scintillement.
Souriants, ils s'approcherent de la vitrine et comme s'ils ne remarquaient ni la vitre brisee, ni le milicien, ni meme le vieillard a la main ensanglantee, ils se mirent a parler dans un anglais melodieux. La vendeuse, secouant sa torpeur, leur tendit un long etui en cuir noir. Ivan les regardait, presque envoute. Il sentait que la vie, semblable a la lentille d'eau derangee par une pierre, allait de nouveau retrouver cet equilibre police qui lui etait si etranger.
Les Japonais, ayant regle leur achat, se dirigerent vers la sortie; le milicien fit un pas vers Ivan, ecrasant un eclat grincant. Ivan alors empoigna une statuette posee sur le comptoir et se jeta a leur poursuite. Les Japonais se retournerent. L'un d'eux eut le temps d'esquiver le coup. L'autre, percute par Ivan, s'ecroula sur les dalles.
Ivan frappait en aveugle sans reussir a les toucher vraiment. Ce qui effrayait, c'etait son cri et son