impermeable macule de sang. Les Suedois se precipiterent vers la porte, en glapissant et se poussant les uns les autres. Les doigts d'Ivan, en frappant, lacherent une figurine d'ourson olympique en bronze qui fit voler en eclats la devanture vitree. Ce genre de souvenir ne s'etait pas vendu pendant les Jeux, personne ne voulant se charger d'un tel poids. Toute la serie avait ete envoyee en province; celui-la seul etait reste. Les vendeuses s'en servaient comme presse-papier sur le comptoir…
Almendinger vint a la Beriozka peu avant la fermeture. Il etait content de connaitre si bien Moscou, de pouvoir y arriver non par la rue Gorki, mais en suivant les petites ruelles ombragees. L'une d'elles lui plaisait particulierement. Elle etait calme, presque deserte. On longeait le vieux batiment en brique d'une manufacture de tabac. Derriere ses murs on entendait le bruit sourd et regulier des machines. L'odeur un peu arriere du tabac coulait tout au long de la ruelle.
«Je vais maintenant oublier tout cela petit a petit, pensait Almendinger. Tous ces chiffres, ces numeros de telephone moscovites, toutes ces ruelles tortueuses… Et aussi cette odeur. Cela sera precisement une occupation jusqu'a la mort – oublier…»
La vitrine laterale, dans la Beriozka, etait protegee par un cordon tendu entre deux chaises. Les vendeuses discutaient a mi-voix. Almendinger ne saisit que «Fou… completement fou…» Derriere le comptoir travaillait un vitrier. Penche sur la table, il tracait dans un crepitement sec une longue rayure avec son diamant. Puis, dans un bref tintement musical, il rompit la vitre.
Almendinger sourit et demanda a la vendeuse de lui presenter une petite montre de femme en or. «Peut-etre vaudrait-il mieux acheter un collier ou un bracelet, par exemple celui-ci, en argent, avec des amethystes et des emeraudes? Bien sur, ce serait beaucoup plus simple de lui demander ce qu'elle prefere. Mais que faire? Je deviens vieux… C'est tentant dejouer les Santa Klaus ou plutot les Monte-Cristo du troisieme age…»
Apres une belle matinee, le soleil se cacha et le soir fut gris, mais comme toujours en cette saison, lumineux et etrangement spacieux. A la sortie, Almendinger tourna a gauche, entra dans un square amenage sur une place a l'air un peu provincial. Au centre du square s'elevait une immense colonne de bronze couverte d'un entrelacs de lettres russes et georgiennes – le monument en l'honneur de l'amitie entre les deux peuples. Il s'assit sur un banc et, avec un plaisir incomprehensible, se mit a regarder les gens, les longs bus qui, avec une souplesse fatiguee, contournaient le square. Il surprenait des gestes et des bribes de conversation, sans aucune importance pour lui et, en raison de cela, si attrayants.
Non loin de la, il y avait un magasin de chaussures. Les gens emportaient leurs cartons, encore tout echauffes par la bousculade et la joie d'un achat. Une femme s'assit sur le bord du banc, pres de lui, et enlevant ses vieux escarpins ecules, mit ceux qu'elle venait d'acheter. Elle tourna et retourna son pied, l'examinant de tous cotes, puis se leva, pietina sur place – ne sont-ils pas trop etroits? – et se dirigea vers le bus. De dessous le banc les vieilles chaussures abandonnees pointaient leur nez.
Almendinger se rendit compte qu'il tenait toujours dans la main le petit paquet de la Beriozka. Il ouvrit sa serviette et glissa l'achat dans une pochette en cuir. Il vit les liasses de papier, les dossiers bien ranges et sourit. Un passant emeche s'approcha et lui demanda:
– Dis, l'ami, tu n'aurais pas des allumettes?
Souriant toujours, Almendinger lui tendit un briquet. Quand, apres quelques tentatives, l'homme alluma sa cigarette et, bredouillant un «merci, l'ami, tu m'as depanne», voulut rendre le briquet, Almendinger n'etait deja plus la. Deja il marchait en direction de la ruelle aux odeurs de tabac amer.
Ivan resta longtemps a l'hopital, se remettant lentement de la crise cardiaque qui l'avait frappe dans la voiture de la milice. L'enquete suivait son cours. Il n'y avait pas de lourdes charges contre lui. Et pourtant l'histoire restait ennuyeuse, L'ambassade envoya une note au ministere des Affaires etrangeres. Dans un journal suedois parut un article: «Un hold-up manque dans une Beriozka de Moscou.» «Radio Liberte», des le lendemain, relatait les faits en citant les noms exacts de tous les participants. Tout le monde savait que cette histoire se transformerait bientot en une de ces anecdotes piquantes qu'on raconte au cours des cocktails diplomatiques: «Vous savez, ca s'est passe dans la Beriozka meme. Et par-dessus le marche, un Heros de l'Union sovietique! Une Etoile sur la poitrine… Mais non, il a eu son expertise. Psychiquement, un homme absolument normal… Vous avez raison. C'est peut-etre ce qu'on appelle le syndrome de la Vieille Garde. Vous avez entendu ce qu'a dit Smirnov a ce sujet? Une vraie perle! C'est lui qui a du etouffer tout cela. Quand on l'a mis au courant, il a hoche la tete et bougonne: 'Oui, les Veterans gardent longtemps leur jeunesse d'ame…' Et a propos, vous savez, la fille du Veteran… Oui, oui… Et encore un detail tout a fait piquant…»
Au debut du mois de juin on transfera Ivan en detention preventive. Pendant qu'il etait a l'hopital, Olia passait le voir presque chaque jour. Ils n'avaient pas grand-chose a se dire. Olia tirait de son sac les derniers journaux, des fruits, de la nourriture, s'informait de sa sante. Puis ils descendaient, s'asseyaient sur un banc devant un parterre qui repandait le parfum amer des calendulas orange.
Durant ces deux semaines, en empruntant de l'argent a droite et a gauche et en echangeant ses devises, elle regla les comptes avec la Beriozka. Elle telephona a Alexei. C'etait tantot le pere, tantot la mere qui decrochait et chaque fois on lui repondait poliment qu'Alexei n'etait pas la. La mere ajoutait: «Tu sais, Olietchka, il prepare en ce moment le Festival de la jeunesse. Il est parti en France regler quelques problemes au sujet de la composition de la delegation.» Olia remerciait et raccrochait.
Parfois elle etait envahie par un desir douloureux dans son irrealite: comme l'enfant qui a casse une tasse, elle voulait revenir en arriere, tout rejouer pour que la tasse ne glisse pas des mains, pour qu'il n'y ait pas ce silence sonore et irremediable. Mais meme ce regret douloureux disparut.
Avec un etonnement incredule elle vit qu'elle commencait a s'habituer a cette situation qui, il y avait quelque temps encore, lui avait paru inconcevable. Elle s'habituait a ce parterre orange, a ce vieil homme maigre qui dans l'etouffement fade de sa chambre allait a sa rencontre, aux regards curieux et impitoyables dans les couloirs du Centre. Et que rien n'eut change radicalement lui paraissait inquietant.
Il faisait tres chaud a Moscou a la fin du mois de mai. Parfois, par les fenetres ouvertes du Centre, on entendait la longue et lente sirene d'un navire venant de la Moskova. Il semblait que l'on sentit meme l'odeur chaude et vaseuse, l'odeur des planches humides de l'embarcadere chauffe par le soleil. Et le soir, dans les feuillages touffus, les reverberes bleuissaient deja comme en ete. Au restaurant, au milieu de l'odeur dense des plats epices et des parfums, tintait avec une fraicheur agreable une petite cuillere ou un couteau.
Svetka consolait Olia comme elle pouvait. Mais elle s'y prenait maladroitement tant elle etait heureuse elle- meme a ce moment-la. Son Volodia lui avait envoye peu avant sa photo souriante et une lettre ou il lui promettait de venir pour tout un mois en permission. Sur la photo on voyait tres bien deux grandes etoiles a ses epaulettes.
– Non, si Gorbatchev n'arrete pas en Afghanistan, commentait-elle, c'est sur que Volodia reviendra avec ses trois etoiles de colonel. Evidemment, la-bas pour lui ce n'est pas drole. Mais est-ce que c'est mieux ici? Il serait depuis longtemps dans une garnison au diable, quelque part a Tchoukotka… Ah! vivement le mois d'aout! On filera en Crimee, on louera une petite baraque pres de la mer. Au moins il bronzera normalement. Tu sais, la derniere fois qu'il est venu… La tete comme un negre, seulement les dents qui brillaient… et le reste tout blanc!
Elle se rattrapait, honteuse de sa joie:
– Ecoute, Olia, il ne faut pas t'en faire. Ton pere, de quoi peuvent-ils l'accuser? Seulement une bagarre, et a la rigueur ils ajouteront l'etat d'ivresse. Il aura un an avec sursis, au bout du monde… Quant a ton diplomate, ne t'en fais pas. Les hommes, tu sais, c'est toujours comme ca.
Un de perdu, dix de retrouves. Tiens, a son retour Volodia te fera connaitre un de ses amis de regiment. Et peut-etre meme ton diplomate te reviendra. Bien sur, son pere et sa mere l'auront dresse contre toi. Tout se calmera et s'oubliera. Et s'il ne revient pas, qu'il aille au diable! Tiens, souviens-toi de Katioukha qui travaillait avec les States. Elle a epouse un type de ce genre. Et lui, il l'embetait tout le temps. «Tu n'as pas, disait-il, d'intuition esthetique, de perception du style. Tu n'es pas capable de distinguer Bonnard de Vuillard…» Toute cette elite artistique se rassemblait chez eux, se vautrait dans les fauteuils, degustait de la Veuve Cliquot et «distinguait»… Elle, tu te souviens, c'est une fille nature. Un jour, elle en a eu assez de toutes ces pimbeches historiennes de l'art et de ces types a voix aigue. Ils parlaient justement de Picasso. Et elle, tout d'un coup, elle a lache cette devinette marrante: «Quelle difference y a-t-il entre Picasso et la reine d'Angleterre?» Oui, c'est une histoire ecu-lee. On te