peut-etre a cause de la neige humide, cette porte etait dereglee; elle s'ouvrait et se fermait a chaque seconde, avec une obeissance mecanique obtuse, bien que personne ne s'approchat d'elle.
Ivan etait assis a cote de Semionov derriere le palmier, sur les planches de bois verni qui cachaient les radiateurs. Semionov s'etait installe de cote, allongeant sa prothese rigide. De temps en temps, il donnait a Ivan des explications a voix basse:
– La, tu vois, derriere le vestiaire, elles ont au sous-sol une «valioutka», un bar a devises. C'est reserve aux capitalistes. Et aussi, bien sur, aux filles. La-bas, tu vois, ce couple qui va vers l'ascenseur. Et la, cette robe collante, elle va aller avec lui. Dix minutes de travail et elle empoche ce que tu gagnais en un mois comme routier.
Ivan voyait aller et venir des gens insolites non seulement dans leur langue et leurs vetements, mais meme dans leur maniere de se deplacer.
Silencieusement s'ouvraient et se refermaient les portes des ascenseurs. Au vestiaire une fille toute jeune accourut, qui miaula comme une chatte: «Vous n'auriez pas un paquet de Marl -boro?»
– Il traficote, celui-ci. Il n'est pas bete, expliqua Semionov a Ivan. Les devises, elle ne veut pas les depenser, et peut-etre qu'elle ne les a pas encore gagnees. Elle est bien jeune…
Passa une femme eclatante et de grande taille, la poitrine opulente sous la fine robe en tricot. Elle marchait sur des talons si hauts et si aigus que ses mollets semblaient se crisper dans une crampe. Pres de la tablette du vestiaire s'arreta un homme jeune, dans un costume bien ajuste, un journal a la main. Il echangea quelques paroles nonchalantes avec le prepose, lancant des regards tantot sur ceux qui sortaient des ascenseurs, tantot sur ceux qui entraient a l'hotel. «Un type du K.G.B.», chuchota Semionov.
Ivan etait fatigue par le defile ininterrompu des visages, par le crissement mecanique de la porte dereglee. De l'ascenseur sortit la blonde a la robe etroite qui se dirigea vers le vestiaire. «Elle a fini son boulot», pensa Ivan. La blonde se mit du rouge a levres devant la glace et se dirigea vers la sortie. Distraitement il la suivait du regard.
A cet instant, Ivan vit Olia.
Elle marchait a cote d'un homme de grande taille dont Ivan n'eut pas le temps de voir le visage tellement il regardait sa fille avec fascination. Olia parlait avec son compagnon et lui souriait, detendue et naturelle. Semionov poussa Ivan du coude en lui murmurant quelques mots. Ivan n'entendait rien. Il sentait quelque chose se serrer affreusement en lui et un gout sale lui crisper les machoires. Il comprit qu'il fallait reagir, bondir, crier, mais il ne put pas. Quand il se remit a entendre, il saisit une parole de Semionov:
– Ils parlent en allemand, tu entends, Ivan…
Au meme moment la porte de l'ascenseur se mit a glisser derriere Olia et son compagnon. Dans le reflet de la glace de la cabine, Ivan vit une tete d'homme aux cheveux gris, courts et soigneusement coupes. Les panneaux de l'ascenseur se refermerent doucement.
Ivan tenta de se lever, mais il fut saisi d'un tel tremblement que ses genoux flechirent. Et de nouveau une boule salee roula dans sa gorge. Il n'avait encore jamais ressenti ce douloureux spasme presque physique. Il ne se rendit pas compte que ce qu'il eprouvait la etait une sorte de jalousie.
Semionov le secouait par la manche en debitant d'une voix sourde:
– Vania, Vania, qu'est-ce que tu as? Qu'est-ce qui t'arrive? Tu es tout blanc…
Ivan, hebete, le regarda sans le voir et, sans pouvoir maitriser un tressaillement au coin des levres, souffla sourdement:
– C'est ma fille…
4
– Il s'appelle Wilfried Almendinner… ah! non pas Almendinner, qu'est-ce que je dis? Almendinger… En voila un nom de famille! Il y a de quoi s'ecorcher la langue. Il va nous interesser beaucoup. C'est Svetlana qui devait s'occuper de lui. Mais tu vois, elle est en conge de maladie. Pour la conversation, ne t'inquiete pas. D'abord, ton allemand suffit largement, et puis il parle russe. Il a fait la guerre ici. Il a ete fait prisonnier en Ukraine et pendant qu'ils rebatissaient Leningrad apres guerre, il a appris la langue. Ca, Olia, je te le dis pour que tu aies quelques points de repere, que tu te prepares un peu psychologiquement. Avec lui, dans la conversation, bien sur, tu n'es pas censee le savoir. D'ailleurs tu connais ton affaire, je n'ai pas besoin de te le repeter.
Vitali Ivanovitch tira une cigarette de son paquet et l'alluma. Il avait l'air fatigue et decu, depuis l'hiver, il savourait d'avance l'engourdissement bienheureux qui l'attendait sur la plage de la maison de vacances du K.G.B., au bord de la mer Noire. Et brusquement tout etait bouscule: les conges de printemps et d'ete avaient ete reportes en automne et on avait donne l'ordre de se preparer pour le Festival international de la jeunesse et des etudiants.
«Elle va se rassembler ici, toute cette canaille procommuniste, jurait interieurement Vitali Iva-novitch. Et moi, a cause d'eux, je n'ai pas de vacances. On a pris de droles d'habitudes. Presque chaque annee il y a quelque chose: tantot des Jeux olympiques, tantot des forums, maintenant ce Festival… Ils viennent ici pour faire l'amour. C'est 'Proletaires de tous les pays, accouplez-vous! '. Tu parles d'un Festival! Si seulement je pouvais avoir mes conges en septembre, au moins j'irais aux champignons. Mais non! Ils me les donneront vers le nouvel an…»
Vitali Ivanovitch fit la grimace, ecrasa sa cigarette dans le cendrier et poursuivit avec un sourire triste:
– Oui, Olia, il va nous interesser beaucoup. Il vient ici comme representant d'une firme de produits chimiques, mais on sait a coup sur qu'il est lie aux services secrets. A propos, pendant un certain temps il a ete expert militaire. Mais cela, c'est uniquement pour ta gouverne. Nous pensons qu'il va avoir un contact. Il n'est donc pas exclu qu'on lui transmette des documents. Il serait souhaitable qu'on ait la possibilite d'examiner sa mallette. Ca, evidemment, ca ne peut se faire que la nuit, tu le comprends. Bien sur, a la douane, a son depart, on va le passer au peigne fin. Mais avant la douane, ils ont d'habitude le temps de le chiffrer ou de l'apprendre par c?ur, ou encore de le confier a la valise diplomatique. Alors, Olia, tu vois que ton role est capital. Il arrive le 3 mai, il repart le 7. Il logera a l'«Intourist».
La mallette de l'Allemand, un bel attache-case noir, Olia la transmit pour l'inspection des la premiere nuit. C'etait un objet de qualite et de prix comme toutes choses qui servaient a cet homme.
Olia attendit jusqu'a ce qu'il respire de facon reguliere, et elle se glissa hors du lit. Elle savait qu'il dormirait profondement, en tout cas pendant au moins deux ou trois heures. Le somnifere, on le mettait dans le cocktail. A table, au restaurant, Olia, comme si elle s'en souvenait par hasard, s'exclamait:
– Oh! J'ai completement oublie. Ils ont ici un cocktail – vous savez, un melange un peu… style russe – absolument delicieux.
Si pour une raison quelconque l'«objet» refusait, le serveur apportait le caviar trop sale. Dans la chambre, apres s'etre essouffle dans les jeux amoureux, l'etranger avalait avidement le vin frais verse avec prevoyance par sa compagne empressee.
Olia sortit de son sac une grande enveloppe de tissu synthetique noir, y mit l'attache de l'Allermand et tira la fermeture-eclair. Puis elle posa l'enveloppe pres de la porte, retira legerement la cle de la serrure et se dirigea vers le telephone. Elle tourna le cadran deux fois et, sans attendre l'habituel «Allo», murmura «46» et raccrocha. Deux minutes apres, la serrure cliqueta doucement, la porte s'entrouvrit et une main saisit adroitement l'enveloppe noire. Pour ne pas s'endormir, Olia ne se coucha pas; elle s'assit dans un fauteuil.
Almendinger etait couche sur le dos, etendu de tout son long, croisant sur la poitrine deux grandes mains osseuses. Le neon de la rue argen-tait son visage. Ce visage ressemblait a un douloureux masque de gypse. Et il semblait a present impossible que ces plis petrifies de la bouche aient, il y a seulement quelques minutes, cherche et touche ses levres, et ces mains serre son corps.
Pendant le diner, au restaurant, il parlait beaucoup, plaisantait en corrigeant ses fautes. Il se tenait avec une telle aisance mondaine et il y avait dans chacun de ses mots et chacun de ses gestes une telle exactitude qu'Olia n'avait pas besoin de jouer. On sentait qu'il connaissait la mise en scene aussi bien qu'elle, que la distribution des roles l'arrangeait et ne le genait pas du tout. On sentait meme qu'il savait tout cela si bien qu'il entendait profiter totalement de cette soiree de mai, de la presence de cette jeune compagne inattendue et inevitable, de la possibilite de jouer, peut-etre pour la derniere fois de sa vie, cette plaisante comedie du lion mondain.