tranchent encore plus haut, en laissant juste un moignon a quoi accrocher une prothese. Ca n'a pas marche. Alors on m'a raccourci jusque sous le ventre… Bah! A quoi bon remuer tout cela? Allez, Vania, trinquons a la Victoire!
– Et nous, avec les copains, qu'est-ce qu'on n'a pas raconte sur ton compte… Tu sais, on etait la, dans la tranchee, frigorifies, et puis on parlait de toi et on racontait des histoires: «Quand on pense a ce salaud de Semionov… Il s'est pete un orteil et maintenant il est couche avec sa femme sous la couverture piquee…» Et c'etait donc ca, en realite!
– Non, Vaniouch. Tu vois, j'aurais mieux aime faire cinq ans de tranchees plutot que ca. Et j'aurais passe toute ma vie tout seul. Depuis vingt ans… et maintenant ca y est, c'est fini. Tu sais, a l'hopital, c'est par wagons, par convois entiers qu'on nous emmenait. Ils avaient juste le temps de nous decharger. Et, bien sur, on nous charcutait a la va-vite. A moi, tu vois, on m'a coupe tous les nerfs sous le ventre, comme si on m'avait chatre. Quelle femme aurait voulu de moi apres ca?
Semionov alluma la television.
– Ah! regarde! Encore Micha Gorbatchev. Je l'aime bien, ce plaisantin. Il parle facilement et sans papier. Brejnev, lui, dans les derniers temps, il n'arrivait plus a remuer la langue dans la bouche; on en avait meme pitie. Bien que ca ait ete finalement un sacre salaud. Dire qu'il s'est fait trois fois Heros de l'Union sovietique! Et toutes ces medailles qu'il s'est collees! Et moi, je n'ai qu'une medaille – pour la defense de Moscou – et puis toute cette ferblanterie commemorative. Et la retraite, quatre-vingts roubles…
– Mais alors, comment tu vis? s'etonna Ivan.'
– Je vis parce que je suis doue pour ca! Tu sais, j'ai assez de poigne pour rendre jaloux n'importe qui. Il a fallu que ce soit aujourd'hui que je me fasse accrocher par ces deux cretins. D'habitude, ca va comme sur des roulettes. Veteran, surtout avec des bequilles, on te donne des billets sans faire la queue. T'as a peine quitte la caisse qu'on te court apres… Revends-nous tes billets.» On te les prend a n'importe quel prix. Et encore merci a Gorbatchev: il a mis le regime sec, mais est-ce qu'on peut se passer de vodka? Apres sept heures du soir, pour une bouteille a dix roubles, on t'en donne vingt-cinq sans broncher. Moi, presque tous les portiers d'hotel me connaissent; avec eux le commerce marche bien. Regarde un peu ma reserve, Vania.
Semionov se plia sur sa chaise et tira de dessous le lit une grande valise poussiereuse. Dedans, en rangs serres, s'alignaient des bouteilles de tous calibres, aux etiquettes multicolores.
– Alors tu vois, Vaniouch, tu peux y aller. Ne te gene pas. J'en ai ici pour tout un regiment!
Mais Ivan ne buvait plus. Il ressentait deja un engourdissement doux et joyeux; et deja de toutes les choses de cette pauvre chambre se degageait un chaud bien-etre. Il devint volubile, raconta Stalingrad, l'hopital, Tatiana. Semionov savait admirablement ecouter, ne l'interrompait pas, lancait une replique au bon moment, et au bon moment s'etonnait. Dans sa vie amere et agitee, il avait su apprendre a ecouter les gens attentivement. Raconter des histoires, tout le monde peut le faire, mais ecouter avec intelligence et sans se faire valoir… ca, c'est deja de l'art!
Finalement, sans reussir a dissimuler sa joie, Ivan remarqua:
– Et moi, Sacha, c'est pas pour les fetes que je suis a Moscou. Je viens marier ma fille. Oui, mon cher, comme je te le dis! «Viens, papa. Les parents de mon fiance veulent faire ta connaissance.» Quand il faut, il faut. «Et leur famille, dit-elle, ce sont vraiment des gens de la haute: certains dans la diplomatie, d'autres dans les ministeres.» Tu vois, elle m'a bien arrange. Moi, j'etais arrive dans le vieux complet que j'avais achete encore avec les anciens roubles.
– Et ta fille, Vaniouch, elle travaille ou? demanda Semionov en ouvrant adroitement une boite de sardines.
Ivan, sans cacher sa fierte, mais avec une negligence enjouee, repondit:
– Ma fille, tu sais, elle vole aussi tres haut, Sacha. Elle aussi, on peut dire qu'elle est dans le monde de la diplomatie. Ce qui est dommage, c'est que sa mere n'aura pas vecu jusqu'a son mariage. C'aurait ete une vraie joie pour elle. La ou elle travaille, c'est le centre du Commerce international. T'en as entendu parler?
– Bien sur que je connais! C'est a cote du Trekhgorka [32] . Des gratte-ciel gris tout comme en Amerique. On se croirait a New York. Et qu'est-ce qu'elle y fait?
– Comment t'expliquer? Tu comprends, il arrive par exemple un industriel ou un financier. Il vient signer un contrat, nous vendre quelques trucs; et voila, ma fille l'accueille, lui traduit tout ce que nos gens lui disent, bref, elle l'accompagne partout. Et de langues, Sacha, tu sais combien elle en connait?
Ivan commenca a les enumerer, mais Semionov ecoutait deja un peu distraitement en hochant seulement de temps en temps la tete et en marmonnant: «Ouais, ouais…»
– Bien sur, c'est un boulot fatigant, ca va sans dire, continua Ivan. Tout est calcule a la minute, conversations, negociations. Et en plus, parfois, service de nuit. Mais par contre, je lui repete toujours, t'as pas de sciure qui te tombe dessus, et ca ne pue pas l'essence. Et puis le salaire est vraiment interessant. Moi, je ne gagnais pas ca, meme quand j'etais routier.
Semionov se taisait en picotant distraitement de la fourchette un petit poisson brillant, dans son assiette. Puis il jeta sur Ivan un regard gene et, comme s'il parlait a quelqu'un d'autre, bougonna:
– Tu sais, Vania, c'est un sale boulot a dire vrai.
Ivan fut interloque.
– Sale? Mais qu'est-ce que tu veux dire par la?
– Je veux dire par la, Vaniouch, que… mais ne te vexe pas… je vais te dire… C'est pas avec la langue que les interpretes travaillent la. Elles se servent d'autre chose. C'est pour ca qu'elles sont bien payees.
– Ah! Sacha! T'aurais pas du boire du vin apres la vodka. Le melange, ca t'a brouille la tete. Tu racontes n'importe quoi. Ca fait rire de t'couter.
– Si tu ne veux pas, n'ecoute pas. Mais seule-ment, je te dis la verite. Et puis, je ne suis pas saoul du tout. Toi, tu es enterre dans ta campagne, tu ne sais rien. Et moi, je traine mes bequilles dans tout Moscou, sous tous les porches; alors on ne me la fait pas a moi. «Service de nuit», tu parles! Ces hommes d'affaires, ils en font ce qu'ils veulent des interpretes, et pour leur plaisir!
– Quel sale bavassier tu fais! Alors, a ton avis, c'est toutes des prostituees?
– Ah! mais tu peux appeler ca comme tu veux. Il y a des prostituees qui sont a leur compte. Celles-ci, la milice les pourchasse. Il y en a d'autres, les officielles, si tu veux. Elles, ce sont de vraies interpretes, diplomes, livret de travail, salaire et tout. Le jour, elles interpretent et la nuit, elles rendent service a ces capitalistes en echange de dollars.
Semionov s'echauffait, il avait l'air hirsute et mechant. «Il n'est pas ivre, pensa Ivan. Et si ce qu'il dit etait vrai…»
Et avec un rire artificiel, il dit:
– Mais alors, Sacha, pourquoi diable l'Etat entretiendrait cette saloperie?
Ils recommencerent a se disputer. En sentant que quelque chose mourait en lui, Ivan comprit que Semionov ne mentait pas. Et de peur de le croire, il bondit en renversant son verre, et avec un cri rauque l'empoigna. Il le lacha aussitot tant son corps mutile lui sembla pitoyable et leger. Semionov se mit a crier:
– Mais tu ne comprends pas, idiot, que je t'ouvrir les yeux? Tu marches comme un paon avec ton Etoile qui brille. Tu ne comprends pas qu'on s'est fait avoir. Demain on ira ensemble, je te montrerai ce service de nuit. Je connais un des types du vestiaire a l'«Intourist». Il nous laissera passer… Mais je t'assure, on nous laissera passer, tu verras. J'irai sans bequilles, avec une canne. Regarde un peu quelle prothese j'ai…
Semionov rampa de la chaise sur le plancher, fouilla sous le lit et en tira une jambe de metal avec une grosse chaussure de cuir noir. Ivan eut l'impression de vivre un songe horrible et absurde. Semionov se laissa tomber sur le lit et se mit a ajuster sa prothese en criant:
– Moi, je ne suis qu'une demi-portion; a qui diable est-ce que je peux servir? La prothese, on me l'a donnee gratuitement; tu la portes un jour, et toute la semaine le ventre te saigne. Mais pour toi, Vania, je la mets. Demain tu vas voir, je vais te montrer ce qu'elle vaut, ton Etoile… Sous la couverture piquee, avec ma femme, tu disais… Ha! Ha! Ha!
Le prepose au vestiaire les laissa s'installer dans un recoin obscur, caches derriere l'eventail poussiereux d'un palmier qui poussait dans un grand bac en bois. De la, on voyait les ascenseurs, un petit bout de la salle de restaurant et, a travers la porte-fenetre sombre, l'arriere-cour remplie des poubelles de la cuisine. On voyait aussi les deux panneaux de la porte coulissante de l'entree secondaire qui s'ouvraient automatiquement. Ce soir-la,