passer le pantalon par la tete! Allez, vas-y! Je les connais ces petits diplomates… de vraies anguilles. Tant que tu n'auras pas le tampon sur ton passeport, ne crois pas que c'est arrive.
Elle finit de tourner et le hula-hoop glissa paresseusement a ses pieds. Prenant le centimetre, elle se mesura la taille.
– Oh, mince alors! Je n'arrive pas a liquider cette mangeaille du nouvel an! Ah! bien sur, toi lu ris. Moque-toi d'une pauvre vieille femme malade. Je te trouve un fiance et tu ne me remercies meme pas! Une fois mariee, tu ne me salueras plus, tu rouleras en limousine avec ton petit mari. Mais ca ne fait rien. Mon Vovka, pendant ce temps-la, en Afghanistan, sera devenu general. On ne sera pas moins bien que vous… Bon, maintenant il faut encore que je tourne, sinon les capitalistes ne m'aimeront plus…
Le matin, Olia allait travailler et toute la journee Ivan se promenait dans Moscou. Il se sentait comme un retraite imposant qui, a pas lents, deambule a travers les rues printanieres. Les passants jetaient un coup d'?il sur son Etoile d'or et, dans le metro, on lui cedait la place. Il aurait bien voulu, sur un banc, dans un parc, engager la conversation avec quelqu'un et parler incidemment de sa fille. Voila comment ca s'etait passe. Eux deux, ils avaient ete de simples ouvriers, et leur fille, elle avait vole si haut qu'elle travaillait maintenant avec des diplomates etrangers.
Il aurait voulu raconter comment ils avaient achete son costume, parler de ses futurs beaux-parents, du portefeuille en cuir qu'elle lui avait offert. Dans les plis odorants de celui-ci, il avait trouve un billet de cent roubles. «Ca, papa, c'est pour tes repas, avait explique Olia. Je n'ai pas le temps de te preparer le dejeuner…»
Un jour, passant pres du Bolchoi, il avait saisi la conversation de deux femmes a l'air provincial.
– Mais non, je me suis renseignee. A cause de la fete de la Victoire, on ne vend des billets qu'aux Veterans, et evidemment aux etrangers, qui paient en devises.
– Peut-etre qu'il faut glisser un billet a l'administrateur, fit l'autre.
– Bien sur qu'il va te les vendre! Compte la-dessus. Il a bien besoin de nos roubles froisses!
Pres des caisses du Bolchoi, face au Kremlin, Ivan vit une enorme foule bourdonnante, explosant de mecontentement. Elle commencait dans le passage souterrain du metro, gravissait l'escalier, se deversait dehors vers les portes vitrees des caisses.
– C'est toujours comme ca, bougonnait une femme. On vient une fois dans sa vie a Moscou. Et voila, tous les billets aux Veterans!
– Mais de quels Veterans parlez-vous? intervint quelqu'un. Tout est mis de cote pour etre vendu trois fois son prix.
– Tout ca, c'est des salades! C'est les devises qui les interessent. Le petrole, il n'en reste plus, alors ils vendent la culture! lanca un troisieme, du c?ur de l'attroupement.
Ivan, ayant deboutonne son impermeable pour qu'on voie son Etoile, se faufila vers la caisse. «Je vais faire une surprise a Olia, pensa-t-il avec joie; je vais rentrer et dire negligemment: 'Et si on allait ce soir au theatre, au Bolchoi par exemple?' Elle va s'etonner: 'Mais comment? On n'aura jamais de billets.' Et moi, d'un coup de baguette: 'On n'en aura jamais? Tiens, les voila!'»
Dehors, la foule se brisait contre une barriere metallique pres de laquelle se tenaient trois miliciens. Voyant l'Etoile du Heros, ils ecarterent un peu la barriere et laisserent passer Ivan vers les caisses. La, devant les portes encore fermees, s'etaient attroupes une cinquantaine de Veterans. Ivan examinait les brochettes sur les revers de leur veste et, sur l'un d'eux, il remarqua meme deux Etoiles d'or. Plusieurs d'entre eux semblaient attendre ici depuis longtemps et pour tuer le temps ils se racontaient leurs histoires de guerre. Le ciel s'etait couvert depuis le matin et maintenant une neige humide tombait, apportee par un vent glacial. Les gens frissonnaient, relevaient leur col. Pres de la porte, un invalide dans un manteau use se tenait courbe, appuye sur son unique jambe.
– Eh! la vieille garde! Qu'est-ce qu'on attend ici? lanca Ivan a ceux qui etaient pres de lui. Il n'y a plus de billets?
– On attend l'appel! lui repondit-on. A midi, on va nous recompter et on nous laissera entrer.
En effet, a midi juste la porte s'ouvrit et une femme ensommeillee, l'air mecontent, annonca:
– Il y a cent cinquante billets en vente. La regle, c'est deux billets par personne, ce qui veut dire un pour le Veteran et un pour un membre de sa famille. Ceux qui ont un numero d'ordre, prenez la file. Les autres, mettez- vous derriere.
Il tombait de gros flocons de neige et soufflait un vent aigu. Non loin, sortant de la porte du Kremlin, filaient, longues et brillantes comme des pianos, des voitures gouvernementales. Et il y avait une foule rejetee par les barrieres et les miliciens, une foule qui attendait un miracle et qui regardait avec une jalousie avide les Veterans qui se mettaient en rang.
– Trente et un, trente-deux, trente-trois…, marmonnait d'un ton rogue la femme ensommeillee.
Et les vieux hommes, sursautant, s'agitaient et gagnaient a la hate leur place dans la colonne.
– Pourquoi est-ce qu'on a verse notre sang? lanca une voix moqueuse devant Ivan.
En regardant de plus pres, Ivan vit un visage d'homme du peuple plisse par un sourire. C'etait l'invalide qui se tenait a quelques tetes devant lui. Ce visage lui sembla familier.
Ivan s'etait retrouve soixante-deuxieme. Il eut deux billets pour
– Ecoute, vieux, ne fais pas le mariole. Faut pas faire flamber les prix… Tu les as toujours vendus cinq roubles. Qu'est-ce que tu as a nous emmerder? Prends-en dix et tire-toi acheter ta bouteille. Il n'y aura pas un con pour t'en donner quinze, vieille canaille! Si encore c'etait a l'orchestre!
– Alors moi, je ne les vends pas. C'est a prendre ou a laisser, repondit le Veteran.
Il se balanca sur ses bequilles et tenta de s'eloigner. Mais l'un d'eux le poussa vers les distributeurs et le prit au collet.
– Toi, ecoute, Heros de Borodino. Je vais te les casser, tes bequilles. Tu vas rentrer sur le ventre.
Ivan s'approcha et sur un ton conciliant demanda:
– Eh! les jeunes! Qu'est-ce que vous avez a embeter le Veteran?
L'un des gars, roulant son chewing-gum dans la bouche, fit un pas vers Ivan.
– Et toi, tu la veux aussi, ta paire de bequilles?
Et il repoussa nonchalamment Ivan d'un coup d'epaule.
– Ca va, laisse tomber, Valera! intervint l'autre. Qu'ils aillent au diable, eux et leur Victoire! Tu vois, celui-la, c'est meme un Heros de l'Union sovietique. Allez, viens, il y a les flics qui rappliquent!
Et en se dandinant ils se dirigerent vers le metro.
Ivan tendit la main a l'invalide. Repondant a sa poignee de main, celui-ci dit, mi-confus, mi-malicieux:
– Moi, je t'ai remis tout de suite, deja tout a l'heure, dans la queue; seulement je ne me suis pas fait reconnaitre. Toi, dis donc, tu es devenu quelqu'un d'important, avec ta cravate, ton Etoile… A coup sur, tu es colonel, Vania, pas moins!
– Tu rigoles! General, mon vieux! Ton nom de famille, je me le rappelle bien. Mais j'ai oublie ton prenom. Sacha? Ah! oui, c'est Alexandre Semionov, ca me revient maintenant. Ce que j'avais retenu, c'est tes grandes oreilles decollees… Tu te souviens, on plaisantait toujours; on disait qu'il te faudrait un masque a gaz sur mesure. Et puis le sergent qui te blaguait: «Ecoute bien, Sacha, avec tes radars, si les Fritz ne viennent pas bombarder!» Et ta jambe, ou tu l'as perdue? Si je me souviens bien, c'etait pas grave, juste une egratignure. On disait meme entre nous que tu t'etais fait ca toi-meme!
– Non, Vanioucha, tu devrais pas dire ca. Ce qui m'est arrive, tu sais, je ne le souhaiterais pas a mon pire ennemi. Je vais te le raconter, mais viens plutot chez moi. On discutera devant un petit verre. Je ne peux pas rester longtemps ici, toute la milice me connait. On me fait courir comme un pestifere! T'inquiete pas, tu auras le temps de rentrer a ton Iassenevo. Allons-y! C'est ma tournee. J'habite tout pres d'ici dans une kommunalka [31].
Dans la petite chambre, on sentait un semblant d'ordre touchant.
– Vaniouch, tu vois, on m'avait a peine taillade que ma femme m'a laisse tomber. C'est que… tu vois… tout a commence par un orteil, un eclat me l'a esquinte. On m'avait pose un garrot; mais, bon Dieu, il faisait si froid – tu te souviens – moins quarante, et la jambe, elle a gele. Et puis la gangrene s'y est mise. On m'a ampute du pied… ils regardent, et c'est deja noir plus haut. Alors ils coupent au-dessous du genou et ca pourrit deja au-dessus. Ils