passe; les premieres tetes tombaient deja. C'etait l'an Un de la Revolution gorbatchevienne.
Du Comite central on avait telephone a l'Obkom [29], de l'Obkom au Raikom. Les objurgations faisaient boule de neige. Le secretaire du Raikom, encore sous le coup de la semonce, forma nerveusement le numero du Comite militaire regional. On y convoqua Ivan par un simple avis. L'officier qui le recut lui demanda de presenter son livret militaire et son livret de Heros de l'Union sovietique. «On va encore m'accrocher un petit bout de ferraille commemorative», pensa Ivan.
Sans meme ouvrir les documents militaires, il les rendit a Ivan; son livret de Heros, il le jeta d'un geste vif dans le coffre-fort dont il claqua la petite porte epaisse.
– Pour le moment, votre livret restera chez nous, dit-il sechement.
Et d'un ton grave, il ajouta: «D'apres les instructions du Raikom.»
Ivan, dans un elan derisoire eut un geste vers le coffre-fort, comme pour atteindre sa petite porte. Mais l'officier se leva et cria dans le couloir:
– Sergent, accompagnez le citoyen vers la sortie.
Au Raikom, Ivan, repoussant la standardiste qui essayait de lui barrer le chemin, fit irruption dans le cabinet du secretaire. Celui-ci parlait au telephone et quand Ivan l'interpella en criant, il boucha de la paume l'ecouteur et dit a voix basse:
– Je vais te faire mettre dehors par un milicien!
Lorsqu'il eut fini de parler, il regarda mechamment Ivan et scanda:
– Nous adresserons une requete aupres des instances superieures, camarade Demidov, pour solliciter l'abrogation de votre titre de Heros de l'Union sovietique. Voila. Notre entretien est termine. Je ne vous retiens plus.
– Ce n'est pas toi qui m'as decore, ce n'est pas toi qui vas me priver de ce titre, souffla sourdement Ivan.
– Exactement. Ce n'est pas de mon ressort. C'est de la competence du Soviet supreme. La-bas ils examineront si un alcoolique deprave a le droit moral de porter l'Etoile d'or.
A ces mots, Ivan eclata d'un rire pesant:
– Non. L'Etoile, vous ne me la prendrez pas, bande de salauds. Meme les Fritz, au camp, ne me l'ont pas trouvee. Et eux, combien de fois ils ont fouille! Moi, je la vissais au creux de ma paume. Ils criaient: «Les mains en l'air!» Et moi, j'ecartais les doigts, mais elle tenait bon. Voila. Comme ca!
Et Ivan avec un sourire amer montra au secretaire les cinq branches de l'Etoile incrustees dans sa paume. Le secretaire se taisait.
– C'est comme ca, citoyen-chef, repeta Ivan qui ne souriait plus. Quoi? Tu ne le savais pas que j'avais ete prisonnier? Mais personne ne savait! Si on l'avait decouvert, il y a longtemps que je pourrirais a la Kolyma. Allez, va! Telephone au Comite militaire. Que ces rats cherchent un peu! Ils trouveront peut-etre un trou de deux mois en quarante-quatre. Et l'Etoile vous ne me la prendrez pas. Il faudra l'arracher a mon cadavre…
Ivan ne se decidait pas a rentrer. Il avait peur de voir de nouveau le portemanteau vide dans le couloir, le tas gris de linge sale, le lavabo jaune de rouille. Il tourna longtemps dans les rues boueuses de printemps et, apercevant quelqu'un qui allait le croiser, bifurqua. Puis il contourna la fabrique de meubles derriere laquelle s'etalaient deja les champs et deboucha sur un terrain vague sentant la neige humide. Tout pres, couvert de glace spongieuse, un ruisseau murmurait doucement. Sur le talus, par endroits, la neige avait deja fondu, decouvrant une terre noire et gonflee. Cette terre s'ecartait sous les pas d'une facon douce et souple. Et de nouveau elle parut a Ivan non pas effrayante, mais chaude et tendre comme l'argile des rivieres.
«Je dure trop longtemps, pensait Ivan. J'aurais du partir plus tot. On m'aurait enterre avec tous les honneurs.» Il comprit que pendant tout ce temps-la, il avait espere une fin brutale et inattendue, une fin qui serait arrivee d'elle-meme et qui aurait balaye dans le neant cet appartement mort, ce porche sombre avec les ivrognes, et lui-meme. C'est pour cette raison qu'il se detruisait avec une telle insouciance, presque avec joie. Mais la fin ne venait pas.
Quand il commenca a faire nuit, Ivan rentra en ville, tourna de nouveau dans les rues – le cinema «Le Progres», le Raikom, la milice. Pres du Gastronom serpentait une grande queue. L'un des hommes, au bout de la file, laissa tomber un sac plein de bouteilles vides. Il se mit a en retirer les debris, se coupa les doigts et jura d'une voix fatiguee et monotone.
«Si seulement je pouvais acheter un demi-litre et l'avaler avant… sinon je n'aurai peut-etre pas le courage», pensa Ivan. Mais il n'avait pas de quoi le payer. «Bon, je vais essayer de trouver les somniferes. Mais il faut que je m'en occupe plus tard, sinon les voisins vont flairer quelque chose.»
Et il continua a errer. Vers la nuit, le froid fit briller les etoiles. Sous les pieds craquait la neige givree. Mais le vent sentait deja le printemps. Pres de chez lui, Ivan leva la tete – presque toutes les fenetres etaient deja noires. Il faisait noir aussi dans la cour de l'immeuble. Noir et silencieux. Dans le silence Ivan entendit derriere lui le crissement leger de la neige sous les pattes d'un chien errant. Heureux a l'idee de pouvoir le caresser et de regarder dans ses yeux inquiets et tendres, il se retourna. Le vent de la nuit faisait rouler par terre une boule de journal froisse…
Ivan passa l'entree et s'appretait a monter chez lui, au troisieme; mais il se souvint qu'il fallait regarder le courrier. Sa boite, il ne l'ouvrait pas pendant des semaines, sachant que si quelque chose y tombait, c'etait presque a coup sur par erreur. Sa fille lui envoyait trois cartes par an: le jour de l'Armee sovietique, son anniversaire et la fete de la Victoire. Les deux premieres dates etaient deja passees, la troisieme encore loin. Cette fois, il trouva une lettre. Seuls les etages superieurs etaient eclaires et devant la boite regnait une obscurite presque complete.
«Moscou», dechiffra Ivan sur l'enveloppe. «Ca doit etre la facture du dessouloir. Ah! Ils sont rapides… On sent bien la la capitale…»
Pendant ses errances a travers la ville, il avait eu tout le temps de bien rassembler ses idees. Il y avait pense avec un detachement surprenant comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre. Il se rappela ou se trouvait, dans le desordre de la cuisine, un rasoir; et dans quel tiroir de la commode, les comprimes. Avec ses voisins de palier, ses relations s'etaient deteriorees. C'est pourquoi, le billet demandant qu'on passe le voir, il decida de le glisser sous la porte de l'appartement du dessus ou habitait un robuste magasinier, Jora. Avec lui il s'entendait bien, et parfois ils buvaient ensemble. «C'est bien, il est costaud. Il n'aura pas la frousse, lui, pensait Ivan. C'est important. Un autre aurait un coup au c?ur…»
En montant l'escalier, il se tatait le cou, cherchant ou le sang bat le plus fort. «Ca doit etre ca, la carotide. Oh! que ca cogne! L'important, c'est de l'atteindre au premier coup. Sinon, tu vas courir comme un poulet a demi egorge!»
A la maison il prit le rasoir et retrouva les somniferes. Sur un morceau de papier il ecrivit: «Jora, viens au 84. C 'est important.» Il alla glisser le billet sous la porte.
Revenu chez lui, il fit le tour de l'appartement, jeta un coup d'?il sur une photo a l'encadrement de bois: Tatiana et lui encore tout jeunes, et derriere eux des palmiers et la silhouette brumeuse des montagnes. Puis, apres avoir pris un verre d'eau au robinet, il commenca a avaler les comprimes l'un apres l'autre.
Bientot Ivan sentit un brouillard epais, etouffant tous les sons, tournoyer lentement dans sa tete. Il ouvrit le rasoir et, comme pour se raser, leva le menton.
A cet instant il se souvint qu'il avait claque la porte et qu'il fallait la laisser ouverte, sinon Jora ne pourrait pas entrer. Sa pensee fonctionnait encore et cela lui causait une satisfaction absurde. Dans l'entree, il tira des poches de son manteau les medailles enveloppees dans un vieux bout de journal et la lettre du dessou-loir moscovite. Il jeta les medailles dans un tiroir et, levant la lettre dans la lumiere, il ouvrit l'enveloppe sans hate. Il n'y avait la rien d'officiel. La feuille recouverte d'une ecriture feminine reguliere commencait par ces mots: «Cher Papa! Il y a deja longtemps que je ne t'ai ecrit, mais tu ne peux savoir ce que c'est que la vie moscovite…»
Ivan saisit l'enveloppe et lut avec peine l'adresse de l'expediteur: Moscou – Avenue Litovski, Maison 16, Appartement 37, Demidova O.I. Febrilement, confondant les lignes qui deja se brouillaient, il arrachait du regard des lambeaux de phrases: «J'ai fait connaissance avec un jeune homme bien… Nous pensons nous marier en juillet… Ses parents veulent te connaitre. Viens pour les fetes de mai… Tu resteras avec nous une semaine ou deux…»
Ivan ne retrouva jamais la toute derniere phrase de la lettre, bien qu'il l'ait vue de facon absolument distincte et qu'il l'ait meme repetee, lui semblait-il, en chuchotant: «Les cloches sonnent a Moscou… Les cloches sonnent… Et qui pourrait les entendre?»
Ivan ne revint a lui que dans l'apres-midi. Il ouvrit les yeux et plissa les paupieres a l'aveuglant soleil qui