Il longea deux fois l'ecole, mais personne ne vint a sa rencontre. Puis il s'assit dans un square d'ou l'on voyait la porte de l'ecole. Les gens qui passaient pres de lui le saluaient avec un petit sourire dedaigneux, l'air de dire: «Ah! Le Heros! On t'a vu ivre mort sous un banc…»
Dans sa tete, comme par un fait expres, resonnaient les phrases de ses discours d'autrefois: «Eh bien, mes amis, imaginez-vous la steppe brulante, l'ete quarante-deux. Au loin flambe Stalingrad et nous, une poignee de soldats…»
Il se retournait de plus en plus souvent vers la porte de l'ecole, s'en voulait a lui-meme, mais ne parvenait pas a maitriser sa curiosite. Enfin elle s'ouvrit toute grande et le flot des ecoliers, criant et se chamaillant, se deversa dans la rue. «La lecon du souvenir et du patriotisme» etait finie. Sur le seuil apparurent alors un militaire et l'institutrice qui l'accompagnait. A la main, le militaire tenait trois ?illets rouges. Dans la ruelle, Ivan le rejoignit. C'etait un jeune sergent, le fils d'un chauffeur de leur parc de vehicules.
– Alexei, tu es deja demobilise? Demanda Ivan avec un etonnement enjoue.
– Depuis l'automne dernier, Ivan Dmitritch. Et apres, j'ai traine a l'hopital. J'ai eu un pied arrache par une explosion. Tu vois quel genre de godasses je porte maintenant.
Ivan baissa les yeux. L'un des pieds du jeune sergent etait chausse d'une bottine orthopedique monstrueusement gonflee.
– Et comment ca va, la-bas, en Afghanistan? C'est drole, mais ils n'en parlent pas dans les journaux…
– Mais qu'est-ce qu'ils peuvent en dire? La-bas, on est dans le petrin jusqu'au cou…
– Et alors comme ca, tu viens de l'ecole?
– Oui, on m'a invite a la lecon de patriotisme.
– Et qu'est-ce qu'ils t'ont demande, les eleves?
– Ils ont pose des questions sur le devoir des soldats internationalistes et sur la fraternite des armes. Et un cancre, d'une table du fond, s'est leve et a dit: «Dites, s'il vous plait, camarade sergent-chef, combien vous en avez tue, vous personnellement, de moudjahidin?» Et voila… Les protheses qu'on nous fabrique, elles sont franchement degueulasses. Quand tu marches dans la rue, tu grinces des dents. Et quand tu les delaces, il y a du sang plein les bottes. Elle est dure comme… Bon, Ivan Dmitritch, bonne fete, mes felicitations pour la Victoire! Tiens, voila les fleurs. Prends-les, Dmitritch. Tu es un Heros, tu les merites. Offre-les a ta femme… Quoi?… Mais quand?… Bon Dieu! Quelle affaire! Et moi je n'en savais rien. Ca fait seulement cinq jours que je suis sorti de l'hopital. Bon, Ivan Dmitritch, tiens le coup… Et… mes felicitations pour la Victoire!
Un an apres, Ivan prit sa retraite. Le chef du parc des vehicules eut un soupir de soulagement. On lui fit des adieux solennels; on lui offrit un lourd necessaire de bureau en marbre gris et une montre electronique. La montre, Ivan la vendit presque tout de suite: la vodka avait augmente et sa retraite lui suffisait a peine. Le necessaire de bureau, personne n'en voulait, pas meme pour trois roubles.
Cette annee-la, Gorbatchev arriva au pouvoir. Ivan suivit ses discours a la television. C'etait au mois de mai, au moment de son jeune. Il produisait une etrange impression, a la tribune, ce vif et loquace Gorbatchev enlevant et remettant ses lunettes, lancant des plaisanteries:
– Il nous faut developper le systeme des potagers, disait-il en gesticulant comme un prestidigitateur qui voudrait fasciner son public. Vous savez, les petits jardins, les petits potagers. Quelques millions d'hommes chez nous desirent devenir proprietaires des terrains et nous, pour le moment, nous ne pouvons satisfaire leur demande…
Il y avait tres peu de gens alors qui devinaient que toute cette mise en scene, tous ces «potagers», etaient reellement de la prestidigitation destinee a endormir la vigilance. En Russie, il etait toujours necessaire de jouer cette prealable comedie d'humilite, ce qui permettait de grimper sur le trone. Khrouchtchev executait des danses populaires devant Staline, Brejnev s'evanouissait devant Kaganovitch, Gorbatchev faisait des tours de passe-passe devant les vieux maffiosi du Politburo qu'il avait a combattre.
Cette annee-la, comme l'annee precedente, Ivan reprit ses esprits pour quelques jours. Il fit le menage de l'appartement, traversa la ville avec toutes ses decorations, se rendit au cimetiere. La photo de Tatiana dans le medaillon de la stele avait jauni et s'etait gondolee a cause des pluies. Mais elle sembla a Ivan etrangement vivante.
En passant pres du mur d'honneur de la ville, il vit qu'on avait deja enleve sa photo. Il ne restait plus qu'un cadre metallique vide et un stupide fragment d'inscription: «Heros sovietique… du parc n° 1…».
Les gens n'oubliaient pas qu'il etait un Heros. La milice, en souvenir d'autrefois, le deposait chez lui quand il etait aneanti par la vodka. Au magasin, quand il n'avait pas assez d'argent pour sa bouteille, la vendeuse lui faisait credit.
Son appartement se vidait peu a peu. Il vendit le tapis achete autrefois a Moscou avec Tatiana. Pour presque rien il ecoula tout ce qui etait vendable dans ses meubles. L'intervention de Gorbatchev sur les petits potagers fut la derniere emission qu'il regarda: il echangea son poste de television contre trois bouteilles de vodka. Il executait tout cela avec une insouciance qui F etonnait lui-meme. Il alla meme jusqu'a se defaire des bagues et des boucles d'oreilles conservees dans le coffret a bijoux de sa femme, et de quelques cuilleres d'argent.
Un jour, a l'automne, il ne parvenait pas a se procurer de l'argent pour boire. Le vent froid ramenait ses compagnons de boisson a la maison; au magasin travaillait maintenant une nouvelle vendeuse; ses voisins riaient et claquaient la porte quand il voulait leur emprunter trois roubles. Il erra quelque temps a travers les rues sales et froides, puis rentra chez lui et tira de l'armoire son costume de fete avec toute sa batterie. Il regarda un moment ces lourdes ecailles dorees et argentees en palpant leur metal froid et decrocha l'ordre de la Banniere rouge de guerre. Il n'eut pas le courage d'essayer de la vendre a Borissov. On le connaissait trop ici et sans doute personne ne serait tente. Il fouilla toutes ses poches, ramassa la petite monnaie et acheta un billet pour Moscou. Il y vendit son ordre pour vingt-cinq roubles et s'enivra.
Il se rendit alors a Moscou presque chaque semaine.
A son Etoile d'or seule, il ne toucha pas. I1 savait qu'il n'y toucherait jamais.
Au dessouloir, en fouillant ses vetements, on trouva deux medailles «Pour la bravoure» et l'ordre de la Gloire du deuxieme degre enveloppees dans un morceau de papier journal froisse. Au stylo a bille Ivan y avait inscrit «dix roubles» pour chaque medaille, «vingt-cinq roubles» pour l'ordre, afin de ne pas se tromper dans son ivresse – d'autant plus qu'il fallait vendre vite dans un coin obscur. L'officier de service informa de cette decouverte la section des recherches criminelles.
Au matin, on le laissa partir. Il marcha lentement, sans bien savoir ou il allait, en avalant de ses levres assechees l'air frais et bleu, les yeux plisses sous le soleil eclatant de mars. Il ne desirait qu'une chose: vite acheter une bouteille d'alcool et, sans verre, au goulot, en s'etranglant, aspirer quelques gorgees salutaires. Il chercha dans ses poches et, n'arrivant pas a croire a une telle aubaine, tira les medailles et l'ordre. «Ils ne me les ont pas pris, pensa-t-il avec joie. Alors? Ils ne fouillent plus dans cette baraque…?»
Le milicien charge de prendre Ivan en flagrant delit alla trop vite. Ivan venait juste de deballer sa fortune. Le trafiquant n'avait pas encore sorti son argent. Il vit le milicien en civil surgir devant eux et se mit a bailler avec indifference.
– Ah! Ah! petit pere, ce sont des decorations de guerre que tu as la! Non, ca ne m'interesse pas. Ca, tu sais, c'est un truc a se retrouver en taule. Moi, je ne m'occupe pas de ca.
Le milicien jura de depit et en brandissant sa carte rouge montra a Ivan une voiture qui les attendait.
Le soir, il rentra a Borissov. A la milice, on avait decide de ne pas donner de suite. D'abord il n'avait pas ete pris en flagrant delit. Ensuite, c'etait tout de meme un Heros. Il revint par un train surcharge. Les gens en sueur, hebetes par la fatigue des queues moscovites, transportaient de gros colis de provisions. Le 8 mars, fete des Femmes, approchait. Ivan, debout, presse contre une porte grincante, tapotait machinalement les medailles rondes et lisses dans sa poche et pensait: «Si seulement quelqu'un me parlait… Ils sont la, renfrognes… Ils se taisent, avec leur mangeaille dans le sac. Ca serait bien de crever ici, tout de suite. On m'enterrerait et tout serait fini… Tiens, le printemps arrive, la terre est deja toute molle. Qu'est-ce que ca fond vite…»
De Moscou on envoya au Raikom du Parti un rapport sur Ivan. On relatait l'episode du dessouloir et le trafic des decorations. L'affaire alla jusqu'au Comite central: «Comment! Le Heros de Stalingrad est devenu un alcoolique qui trafique avec ses medailles de guerre! Et precisement a l'approche du quarantieme anniversaire de la Victoire!» Et de plus, les tours de passe-passe de Gorbatchev se revelaient ne pas etre des tours de passe-