C'est une amie a moi qui me l'a dit: elles leur enlevent tout le travail. La milice les laisse tranquilles. Et a propos, elle m'a raconte une bonne histoire. Quatre prostituees se rencontrent: une Francaise, une Anglaise, une Allemande et une Russe. Elles commencent a discuter pour savoir laquelle des quatre accroche le mieux les hommes. Elles se sont alignees au coin de la rue Gorki et de l'avenue Marx, pres du «National»…

A ce moment, sous la fenetre, une voiture lanca des coups de klaxon stridents. Ninka sauta et courut vers la fenetre.

– Oh la la! Voila mon petit ami qui rapplique. Bon, je file.

La bonne histoire, elle la termina dans l'entree en enfilant sa pelisse fourree et en remettant du rouge a ses levres.

– Et toi, tu vas marcher tout l'hiver pieds nus? s'etonna Svetka en examinant ses fins bottillons. Fais attention, tu vas te geler les orteils; et apres, plus de dollars pour rembourrer ton matelas! Et alors sur quoi tu dormiras avec ton petit ami?

Ninka, en ajustant devant le miroir sa toque en renard, leur repondit negligemment:

– Ah vous, les douillettes! les princesses au petit pois! Vous, vous etes assises la, dans vos bureaux, contre vos radiateurs. Pour vous, c'est bien facile. On vous conduit dans une voiture de service jusque devant le lit. Mais nous, par tous les temps, on est la, debout, comme les soldats du Mausolee. Des bottillons, tu parles! Achetez-moi un brevet. Quand on vous chassera du Centre, vous en aurez besoin!

– Et qu'est-ce que c'est que ce brevet? s'etonnerent Olia et Svetka.

– Ce brevet? Tu achetes a la pharmacie un cataplasme au poivre, tu le coupes aux mesures de la plante du pied et hop, tu te le colles. Ca agit comme les sinapismes, mais ca dure plus longtemps et ca ne brule pas tant. Dehors il fait moins trente et toi, tu peux sortir en souliers fins. Tu as chaud dans le corps comme si tu avais avale un bon verre de vodka. Voila, c'est comme ca, mes douillettes. C'est pas comme d'etre vautre au «Kontik» et de siroter un cocktail.

Sous la fenetre, la voiture klaxonnait sans cesse. «Ca va, j'arrive, maugreait Ninka. Ah! il ne supporte pas d'attendre. Les bottillons d'importation, je les ai mis pour lui. Peut-etre qu'il, m'epousera, moi, la fille perdue…»

Elles s'embrassaient en gloussant et Ninka degringola l'escalier en faisant claquer ses talons.

Dehors deja le soir bleuissait. Olia lavait la vaisselle. Svetka, assise, buvait lentement le reste du Champagne evente et grattait dans le carton a gateau les petites noisettes qui etaient tombees.

– C'est la derniere coupe, se justifiait-elle. Demain je commence une vie nouvelle. Oh! Mais demain arrive de Paris l'homme a la parfumerie, et je dois me lever a cinq heures et demie…

Durant ces soirees Olia avait envie de parler de facon sincere et confiante avec Svetka. Lui demander: «Et toi, Svetka, tu l'aimes, cette vie-la? Ca ne t'arrive pas d'avoir peur? D'avoir peur que ta jeunesse passe… Et ce rythme… Depuis le premier contact quand tout est officiel, les souliers noirs, le tailleur strict, la femme d'affaires version sovietique… jusqu'a ce lit avec les draps d'Intourist. Moi, rien que leur odeur me fait vomir. Toi, ca ne te fait pas peur quand il t'arrive un bonhomme, tu sais, juste avant la retraite, le corps anemique, les aisselles fripees qui ont deja une odeur de tombeau? Le temps de le mettre en condition, tu transpires comme une masseuse ou une infirmiere en salle de reanimation. Sa femme, depuis dix ans, il ne la trompait qu'avec des revues pornographiques, et maintenant bien sur c'est l'exotisme russe, bons baisers de Moscou… Et ca, ca ne te fait pas vomir, Svetka? Et pourtant non, avec les jeunes, c'est pire. Les vieux au moins, ca ne se prend pas au serieux. Et puis ils paient bien. Les autres, ils s'imaginent nous rendre heureuses avec leurs biceps qui empestent le deodorant. Et avec ca, avares! Ils ne se fendent meme pas d'un demi-cent. Tu ne me croiras jamais, un jour j'ai vu un Italien qui bouclait ses valises. Il nous restait du petit dejeuner une demi-boite de conserve de viande. Eh bien! il l'a emballee dans du plastique et il l'a glissee dans la valise. Je lui dis: '

Mais jette ca! ca va se gater dans l'avion!' Et lui, ca le laisse froid. Il rit: Ca sera mon diner a Rome…' On attend, on attend comme une imbecile. Et toi, Svetka, tu attends aussi, mais toi, sans te l'avouer. Et tu fais tourner ton hula-hoop comme un automate…» Mais Olia n'osait pas le lui dire si crument. Ce soir-la, elle prit les choses de loin, sur un ton plaisant. Pourtant Svetka comprit tout de suite ou elle voulait en venir.

– Olietchka, la, c'est ton origine a demi moscovite qui remonte. Ninka avait bien raison: tout comme sur un plateau d'argent! Moscou? Mais je vous en prie. L'Institut? Soyez les bienvenus! Le Centre du commerce international? Prenez donc la peine d'entrer! Tu aurais vecu comme moi dans le village de Tiomny Bor de la region d'Arkhangelsk, tu ne pataugerais pas dans ce marecage existentialiste. Douze kilometres pour aller a l'ecole, et il faisait tellement froid que quand tu crachais, ca gelait en l'air et ca sonnait en tombant. Quand tu commencais a enlever le linge qui sechait sur les cordes, il cassait. Tu le rentres a la maison, tu regardes et hop, la chemise n'a plus de manches. Et les gens! Quelle sauvagerie! Tu ne peux pas imaginer. La saoulerie generalisee. On avait un voisin, chaque jour, avec sa femme, completement saouls. Et tous les ans un enfant. Neuf en tout. Tous un peu feles bien sur. A cause de la vodka, les parents etaient devenus comme des buches. Un nouvel enfant arrive, ils lui donnent le premier nom qui leur vient a l'esprit, et apres, on se retrouve avec deux Serge, deux Lioudka… Et toi, tu parles de peur? C'est ca qui fait peur! Dans les magasins, rien que des conserves de maquereaux a la tomate et du mil charanconne. C'est tout! Et aussi de la vodka, bien sur. Tout le village est couche ivre mort et, pendant ce temps-la, les loups arrachent les chiens de leurs niches… Tu dis: «La jeunesse passe.» Et ou ne passe-t-elle pas? Le corps anemique… ecoutez-moi ca… l'odeur du tombeau… Tu racontes Dieu sait quoi, surtout juste avant de dormir. Et si tu t'etais mariee avec un petit cadre moscovite a cent cinquante roubles par mois, tu crois que ce serait plus gai? Lui, il ne manquerait jamais de te rappeler sa propiska [23] moscovite, ses metres carres minables. Et ou irais-tu travailler? A l'usine? Traduire des brevets pour cent trente roubles? Au bout d'une semaine, tu aurais une telle angoisse existentielle que tu te mettrais balayeuse au Centre. Ne te monte pas la tete, personne ne te retient ici. Le K.G.B.? Ah! ils ont surement besoin de toi! Ils n'ont qu'a siffler et de toute l'Union sovietique on viendra s'abattre sur ta belle petite place. On en trouvera de plus excitantes que toi! Crois-moi sur parole. Ton probleme, c'est que tu es trop gatee. Regarde Ninka la Hongroise. Depuis sept ans, ni pere ni mere: l'Assistance publique. C'est la, m'a-t-elle raconte, qu'a quatorze ans un educateur l'a debauchee. Il l'a tiree dans la douche et tu peux deviner la suite. Une autre a sa place serait devenue depuis longtemps une epave et une ivrogne, tandis qu'elle, une poigne de fer… Elle s'offre un appartement cooperatif a Iassenevo, s'achete une Volga dernier modele. Elle se mariera et tout sera dans l'ordre. Elle a dans les trois cent mille roubles dans differentes Caisses d'epargne. Toi, tu pleurniches: l'existence sans but, l'attente inutile; elle, elle se colle des sinapismes aux pieds, et la voila qui file, banniere au vent! Tu dis, mon Volodia? Mais qu'est-ce que ca peut lui faire a lui? Je ne le trompe pas. Un etranger, c'est le travail, pas de l'amour. En dehors de ca, je n'ai pas d'autre homme, tu le sais bien. Volodia, il a son service. Je ne peux pas lui courir apres en Afghanistan. Et la-bas, remarque, on grimpe vite. En un rien de temps il aura ses trois etoiles de colonel. Alors on se mariera; les etrangers, on n'en parlera plus et je demanderai un poste de bureau au Centre. Deja maintenant, il est comme un coq en pate. Quand il vient en permission, je le gave de caviar et il boit du vin qu'on ne trouve pas chez un ministre. Et en plus, je suis une femme avec laquelle il a un service de premiere qualite. Alors il aurait bien tort de se plaindre. Bon, Olia, assez bavarde. Allons regarder Vremia [24] a la television. C'est drole… on n'a pas vu Andropov depuis longtemps. On dit qu'il est tres malade. Et toi, tu as deja fait toute la vaisselle, tu es gentille!

Puis, a demi etendue sur le divan, jetant des regards distraits sur l'ecran, elle poursuivit d'une voix reveuse:

– Tu sais, j'en ai parfois aussi, moi, de ce vague a l'ame… Il m'arrive aussi d'en avoir assez. Tu es couchee avec ce fichu capitaliste, il respire et te souffle dans l'oreille… Quelle tristesse! Tu te dis: «J'etais une ecoliere en tablier blanc, j'attendais le prince charmant en manteau etoile…» Et a propos, comment va ton prince du K.M.0. [25]? Tu te rends compte quel fiance je t'ai fait connaitre! Et toi, tu te plains toujours… Un don des dieux, un fiance pareil! Les parents au COMECON, un appartement de quatre pieces sur Koutouzovski! Tiens-le mieux que ca, ne le laisse pas s'envoler! Tu n'en retrouveras pas un autre comme ca. Un futur diplomate!

On commencait a transmettre la meteo.

– Oh la la! Jusqu'a moins vingt-cinq, soupira Svetka. Non, demain j'achete des sinapismes.

«Tout est bien, pensait Olia. J'ai bien fait de parler avec Svetka. Elle a raison, je me casse trop la tete. Trop de nourriture me coupe l'appetit…»

Elle avait fait la connaissance de ce prince du K.M.O., Alexei Babov, en automne. Svetka l'avait invite a leurs fetes bruyantes. Depuis, Olia le rencontrait souvent et il passait parfois la nuit chez elle. Elle le retrouvait aussi

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