brun saxophoniste engomine qui lui souriait sur le mur. «Gianni Caporale»,lisait-elle sur le poster. Parfois, dans cette obscurite, son regard etait accroche par celui d'une belle creature pulpeuse a moitie nue ou par celui de Lenine colle au-dessus du lit par un occidental plaisantin. Elle lisait silencieusement «Gianni Caporale» et s'effrayait de sa propre voix interieure. «Qu'est-ce que je fais la?» La question resonnait dans sa tete. Et chaque fois ce «je» evoquait pour elle leur appartement a Borissov, l'odeur et la lumiere particulieres de leurs chambres. Et aussi une journee d'hiver au soleil» etincelant, une pente luisante d'ou devalaient les skieurs et les gamins sur leur luge. Ce jour-la – c'etait sans doute un dimanche – ses parents se promenaient avec elle. Quand elle se fut lassee de sa luge, Ivan s'amusa a proposer a la mere de faire une descente. Et celle-ci, enivree par le soleil, l'air vif et glace, accepta en riant. Ils s'elancerent, si grands et si droles sur la petite luge! En bas, ils s'etaient renverses, avaient gravi la pente la main dans la main et etaient reapparus au sommet, les joues rouges et les yeux brillants.

Olia regardait de nouveau celui qui dormait a cote d'elle. Elle l'appelait silencieusement par son nom, se rappelait ce qu'elle savait de lui en essayant de le faire vivre, de le rapprocher d'elle-meme, mais tout restait vide de sens.

«Je ne suis qu'une putain», se disait-elle. Mais elle savait bien que ce n'etait pas vrai. «Qu'est- ce que ca me rapporte? Les collants de la Beriozka [19], cette salete de maquillage qu'on peut acheter chez n'importe quel trafiquant… Ce serait bien d'arreter cela tout de suite. Vitali Ivanovitch? Eh bien, quoi? Je pourrais aller le voir et lui dire sans detour: 'Ca suffit comme ca. C'est termine. Je me marie.' On ne me mettrait pas en prison pour ca…»

Ces reflexions nocturnes la calmaient un peu. «Je me complique la vie, pensait-elle. Je me bourre le crane avec toutes ces betises. 'Qu'est-ce qui est bien? Qu'est-ce qui est mal [20]?' En fait, ou est le mal dans tout cela? Les filles de l'Institut passent des mois dans les restaurants avant de decrocher quelque Yougoslave pouilleux. Tandis que la, il y en a pour tous les gouts… Tiens, Milka Vorontsova, une belle fille racee, une princesse, elle a trouve un mari, un Africain, et sans broncher!»

Olia se souvenait que Milka, apres les trois jours de fete du mariage, etait revenue a l'Institut. Dans les intervalles entre les cours, ses camarades l'avaient entouree et, avec des clins d'?il malicieux, avaient commence a lui poser des questions sur les premieres joies de la vie conjugale. Milka, sans aucune gene et meme contente de cette curiosite, les instruisait:

– Ecoutez, les futures «meres-heroines [21]», la regle d'or avec un mari africain, c'est de ne jamais rever de lui la nuit.

– Pourquoi donc? demanderent des voix etonnees.

– Parce qu'il est si laid que, si on le voit en reve, on risque de ne pas se reveiller!

Il y eut une explosion de rires. Quand le bruit grele de la sonnerie retentit, les etudiantes, ecrasant hativement leur cigarette, se dirigerent vers la salle de cours. Olia demanda a Milka: «Ecoute, Milka, tu es vraiment decidee a te negrifier et a vivre a Tamba-Dabatou?» Milka la regarda avec ses yeux bleus limpides et dit a mi-voix: «Olietchka, n'importe quelle ville du globe peut devenir une ville de transit!»

Derriere la fenetre le jour commencait a pointer. Sur l'oreiller la tete marmonna quelque chose en francais et se retourna sur l'autre joue. Olia s'allongea aussi en depliant avec soulagement son coude fatigue. L'heure des suicidaires reculait en meme temps que l'ombre de la nuit.

Le premier «client» d'Olia au Centre etait le representant d'une firme electronique anglaise. Elle prit contact avec lui par telephone, se presenta en disant qu'elle serait son interprete. La voix dans l'ecouteur etait calme, assuree, et meme un peu autoritaire. Elle imagina un visage a la James Bond, tempes grisonnantes, costume sombre comme taille dans un bloc de granit scintillant de mica. «Un vieux loup, lui avait dit de cet Anglais Serguei Alexeievitch, l'officier du K.G.B. qui travaillait avec elle au Centre. Il connait bien l'URSS, parle russe, mais le dissimule…»

Mais le ton imposant de la voix dans l'ecouteur l'avait trompee. Ce ton etait tout simplement faconne par le metier. Quand, dans le hall, se detachant du mur, dans une veste a carreaux, un homme grassouillet et chauve se dirigea vers elle avec un sourire un peu gene, Olia resta ebahie. Deja il inclinait la tete et tendait la main en se presentant tandis qu'elle continuait a le regarder. Au meme moment, au centre du hall, s'elancait sur sa perche un coq de metal qui annoncait bruyamment midi en battant des ailes. «Drole de representant!» pensa Olia dans l'ascenseur.

Ce matin-la, en prenant sa douche, l'Anglais avait perdu une lentille de contact. En tatonnant dans le bac pour la retrouver, il avait egare la seconde. Une fois habille, il avait retire du fond de sa valise son etui a lunettes, les avait sorties nerveusement et les avait laisse tomber sur un cendrier de marbre. «Comment peut-on se montrer dans un tel etat?», s'etonnait Olia. Lui jetait sur elle des regards un peu confus: le verre droit de ses lunettes avait disparu et a travers le cercle vide son ?il regardait d'une facon floue et craintive.

«Je comprends presque tout en russe, avait-il dit dans l'ascenseur, mais je manque de pratique et je parle tres mal.» Il disait: «Je telephone a vous» et, ce qui amusait particulierement Olia, «Vous voulez moi fermer la porte?» Il logeait a l'«Intourist». Le troisieme soir, ils dinerent ensemble au restaurant et elle resta chez lui.

Et de nouveau, elle connut au petit matin ce reveil creux de l'heure des suicidaires. Mais egalement, cette fois, une serenite calme et desesperee. Elle comprit que ce qui la tourmentait, ce n'etait pas un inutile remords, mais cette esperance absurde immanquablement decue. Deja a l'Institut elle l'avait eprouvee et elle la retrouvait maintenant au Centre.

Elle rencontrait un nouvel «objet», et malgre elle, sans en avoir conscience, commencait a attendre quelque changement miraculeux, une vie toute neuve qui ne ressemblerait pas a l'ancienne.

Mais rien ne changeait. Parfois elle accompagnait ses connaissances a l'aeroport. Somnolentes, comme dans un royaume sous-marin, se faisaient entendre les annonces a Cheremetievo. Et deja, au-dela de la douane, son «objet» lui faisait des signes d'adieu en se perdant dans la foule coloree des voyageurs. Elle s'en allait lentement vers l'arret du bus.

Rien ne changeait.

Et maintenant, eveillee au cote de l'Anglais qui dormait le nez dans l'oreiller, elle comprit enfin qu'il n'y avait rien a attendre. Que tout cela etait inutile. Inutile, cet espoir de quelque chose. Et parfois de la pitie pour cet «objet», un etre vivant malgre tout. Et ce vague sentiment de honte…

Il fallait aller de l'avant, en connaissant sa place dans cette longue chaine invisible qui se perdait dans le labyrinthe du jeu politique, du vol technologique, et qui aboutissait quelque part dans les capitales d'Europe et d'Outre-Atlantique. Reflechir a tous ces rouages, ce n'etait pas son affaire. Son affaire a elle, c'etait, dans un rapide echange de paroles et de regards, d'apprecier son «objet» et, dans un temps donne, jouer tous les actes du spectacle amoureux convenu. Son affaire, c'etait, rencontrant un tel representant en veste a carreaux, de lui faire oublier que ses humides cheveux roussatres couvraient a peine sa calvitie, que son ?il droit regardait vaguement et craintivement, et que, en deboutonnant sa chemise froissee sous sa ceinture, il avait denude son ventre blanc, essaye de le rentrer, puis, ayant surpris son regard, s'etait trouve horriblement confus.

Dans son premier role au Centre, Olia joua si bien que l'Anglais n'osa pas la payer. Lorsqu'elle alla avec lui a Cheremetievo, il lui tendit maladroitement un parfum tres cher dont l'etiquette de la Beriozka avait ete grattee.

De ce premier client elle se souvenait bien; sa memoire gardait quelques traces des deux suivants; quant aux autres, ils commencaient a se confondre dans son souvenir.

Avec sa collegue Svetka Samoilova, Olia avait loue deux pieces, non loin de Belaievo. Svetka travaillait au Centre depuis deja deux ans. Elle etait d'une avarice extraordinaire pour les devises et la lingerie occidentale, mais en meme temps prodigue et genereuse a l'exces, a la russe.

Elle avait une nature belle et opulente. Et su elle n'avait pas reussi a s'agripper a Moscou, elle se serait transformee depuis longtemps en une matrone d'Arkhangelsk, en une vivante montagne saine au sang chaleureux. En revanche, a Moscou, et specialement au Centre, elle avait du contrecarrer toutes les lois de sa nature. Elle suivait sans cesse un regime, s'imposait de boire le the sans sucre et surtout, a chaque minute libre, elle faisait du hula-hoop. La mode en etait passee depuis des annees, mais il ne s'agissait pas de mode. Dans son hula-hoop Svetka avait perce un trou, y avait glisse une demi-livre de plomb et l'avait rebouche avec du ruban adhesif. C'etait devenu un engin pesant. Elle le faisait tourner a la cuisine en remuant une semoule claire, au telephone, dans la chambre devant la television.

Elles passaient souvent dans la chambre de Svetka leurs soirees libres, en bavardant ou en regardant a la

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