comme chez nous a Borissov», pensait-elle. Le soleil leger et transparent emplissait peu a peu la cour, eclairant l'interieur des entrees aux escaliers de bois, et faisait cligner les yeux d'un chat assis sur un petit banc boiteux. Plus tard, Olia essaya de comprendre ce qui s'etait passe, ce petit matin ensoleille. Elle regardait les fleurs pales derriere les vitres, le bac avec son sable grele par la pluie qui etait tombee dans la nuit, les touffes d'herbe qui percaient du sol pietine de la cour. Elle regardait comme si elle le voyait pour la premiere fois. Meme la terre grise et ordinaire, melee de sable, etait etonnamment presente a ses yeux, tout pres, avec ses petites pierres, ses brindilles, ses allumettes brulees. Elle ressentit tout a coup une tendresse aigue et saisissante pour ce regard neuf, cet etonnement joyeux et muet. Ce regard ne lui appartenait plus. Elle le sentait en elle-meme deja comme quelque chose de separe d'elle, mais en meme temps proche, palpitant, inseparable de sa respiration et de sa vie… Il lui semblait qu'elle l'eprouvait presque charnellement. Elle suivait des yeux le chat qui lentement traversait la cour en secouant ses pattes et en redressant la queue. Olia savait qu'elle n'etait pas seule a le regarder et savait pour qui elle marmonnait silencieusement: «Ah! le joli petit minet… Regarde les belles moustaches, la queue blanche, les petites oreilles grises… Allons le caresser…»
Les maisons commencaient a s'eveiller. Des entrees sortaient d'un pas affaire des gens qui se hataient vers l'arret des bus. Olia les suivit. En rentrant, elle se coucha sans se deshabiller et s'endormit tout de suite. Vers le soir elle fut reveillee par le piaillement strident des martinets. Longtemps elle resta couchee, regardant le crepuscule qui s'epaississait derriere la fenetre ouverte. Parfois du haut d'un balcon parvenait une voix feminine:
– Maxime, Katia, rentrez! Combien de fois dois-je vous appeler?
Et tout de suite retentissait en echo un duo aigu:
– Mais maman! Encore cinq petites minutes! Les martinets filaient tout pres de la fenetre dans un rapide bruissement d'ailes. Il semblait que quelqu'un, d'un geste brusque, dechirait une legere etoffe de soie. «Comme tout est simple, pensait Olia. Et personne ne le comprend. Ils courent, se poussent les uns les autres et n'ont meme pas le temps de se demander: 'A quoi bon?'. Et pourtant tout est si simple. Et moi aussi, je devenais folle – Aliochka, cet appartement a Moscou, l'etranger… C'est dur a penser – je m'etais mise a hair ses parents si fort que j'en avais des cauchemars. Je craignais tout le temps qu'ils le dissuadent de m'epouser. J'ai presque prie pour qu'ils se tuent en voiture ou en avion! Quelle horreur!»
Il y avait tant de silence dans le crepuscule violet qu'on entendait dans une cuisine, par la fenetre ouverte, le gresillement des pommes de terre dans une poele. Olia pensa a celui dont elle avait ce matin si clairement ressenti la presence en ce monde. Et maintenant elle plongeait avec une joie calme dans les futurs soins de l'enfant, de ses petits vetements, de sa nourriture. Sans savoir pourquoi, elle etait sure qu'elle aurait un garcon. Elle savait qu'elle l'appellerait Kolka, qu'elle vivrait avec lui a Borissov, qu'elle trouverait un emploi terne et monotone, et cette monotonie des journees grises et tranquilles dans le futur lui parut tout a coup un indicible bien.
Elle imagina comme il apprendrait la vie de son grand-pere Ivan, sa vie a elle. Tout ce qui leur avait paru un ecroulement fatal de leurs projets entrerait dans son esprit enfantin tel un conte, une sorte de legende familiale: le grand-pere heros qui avait souffert dans sa vieillesse pour la verite, la mere qui avait refuse de vivre a Moscou parce que la vie qu'on y mene est bruyante et meme, a cause des voitures folles, dangereuse.
«Pour le moment je ne dirai rien a mon pere, pensait-elle. Apres le tribunal, quand il sera remis, je lui raconterai tout.»
Vitali Ivanovitch ecoutait Olia sans l'interrompre. Son mutisme la confondait un peu. Elle parlait calmement, essayant d'etre logique et convaincante. Vitali Ivanovitch petrissait de la main son visage, hochant la tete, et lui jetait de temps en temps un regard clignotant et un peu lointain. Olia savait que des les premiers mots il avait compris tout ce qu'elle allait lui raconter et que maintenant il attendait patiemment la fin de son recit. Les derniers mots, elle les prononca plus haut et sur un ton plus resolu:
– Vous savez, Vitali Ivanovitch, peut-etre que c'est mon destin, ca. Finalement chacun porte sa croix, aux uns, Moscou, aux autres, Borissov…
Olia pensait qu'il se haterait de la dissuader, se mettrait a la raisonner d'une facon plaisante et amicale: «Ecoute, c'est un caprice, ca te passera» ou au contraire a lui rappeler d'une voix seche son devoir et ses responsabilites. Mais lui continuait a se frotter le visage, hochait la tete et ne disait rien. C'est seulement en entendant ses dernieres paroles qu'il marmonna: «Oui, oui, le destin… le destin…» Puis, redressant son visage aux pommettes rougies, il dit:
– La nuit a ete folle, le telephone n'a pas arrete de sonner. Je n'arrive pas a garder les yeux ouverts. Des que je m'assois, je m'endors. Je te le dis parce que chacun porte sa croix, comme tu l'as si bien fait remarquer tout a l'heure.
Il eut un sourire las et distrait.
– Tu sais, mes etudes, je les ai commencees en philosophie; c'est ensuite que je me suis tourne vers le droit. Je me cherchais pour ainsi dire. Il me semblait toujours que quelque chose ne collait pas, que ce n'etait pas… Quand je suis entre en philo, j'ai pense que, tout de suite, je serais plonge dans les mysteres insondables de l'existence. Bon, j'ouvre Aristote et lui, il raisonne: Pourquoi – pardon – l'urine de l'homme qui a mange de l'oignon sent-elle l'oignon? Et le couronnement de la pensee philosophique, c'est le discours de Brejnev au dernier Plenum historique. Quand on est jeune, tout ca, ca blesse si fort! Maintenant, c'est ridicule meme de se le rappeler. Nous avions un professeur, tu sais, de l'espece de ces derniers Mohicans qui etaient encore diplomes de l'Universite de Saint-Petersbourg. Sous Staline, bien sur, dans les camps. Les jeunes aiment ce type de professeurs. Alors moi, je me precipite vers lui:
– Voila, Igor Valerianovitch. Je suis en pleine crise intellectuelle, une crise aussi profonde que celle de la philosophie bourgeoise. Je passe en droit. Je termine mes etudes et je vais sous les balles des bandits ecraser la maffia de Rostov comme juge d'instruction.
Et evidemment je lui parle du destin, de la vocation, de la croix… Et ce vieux philosophe ecoutait, ecoutait, puis me dit:
– Et vous, distingue jeune homme, vous connaissez la parabole de la croix humaine?
– Non, lui dis-je. Jamais entendue.
– Alors, ecoutez. Un homme portait sa lourde croix. Il la portait, portait, et finit par invectiver Dieu. Trop lourde, cette croix. Elle lui scie le cou, l'ecrase, le courbe vers la terre. Il n'en peut plus. Dieu entendit ses lamentations et eut pitie.
– Bon, lui dit-il, suis-moi, malheureux. Il l'amene devant un enorme entassement de croix.
– Voila, tu vois, tout cela, ce sont des destinees humaines. Jette ta croix et choisis-en une autre. Peut-etre en trouveras-tu une plus legere.
L'homme se rejouit et se met a les essayer. Il en met une sur l'epaule. «Non, trop lourde. Plus lourde que la mienne.» Et il en prend une autre. Toute la journee il court autour de cette montagne de croix et n'arrive pas a en choisir une. Lourdes sont les croix humaines. Enfin vers le soir il en trouve une.
– Voila, dit-il, celle-ci est plus legere que les autres. Ce n'est pas une croix, c'est un vrai plaisir.
Et Dieu sourit:
– Mais celle-la, c'est ton ancienne croix, c'est celle que tu as jetee ce matin…
Et voila l'histoire. Moi, bien sur, j'approuve le professeur et en moi-meme je pense comme toi maintenant peut-etre: «Toute theorie est grise, mon ami… [35]» Eh oui! Bon, concretement, on va faire comme ca, Olia. Quand est-ce que tu as ton conge? En octobre? On va l'avancer au mois de juillet. Tu auras le temps de reflechir comme il faut. De choisir une croix plus legere…
Ivan fut juge au debut du mois de juillet dans le petit immeuble laid du tribunal d'arrondissement d'ou l'on voyait la Moskova et les grands batiments des quais. C'etait une vieille petite batisse d'un etage, les escaliers etaient uses et les salles d'audience pleines de poussiere. Dans le couloir obscur s'alignaient des portes capitonnees de moleskine noire. Quand l'une d'elles s'ouvrait, on pouvait entrevoir de sombres rayonnages encombres de dossiers epais, un bureau recouvert de paperasses et, dans un coin, une bouilloire sur un rechaud electrique. Dans les rues ensoleillees et bruyantes il etait difficile d'imaginer qu'a deux pas pouvait exister un pareil endroit, terne et silencieux, et des gens qui preparent le the sur un rechaud, dans cette demi-obscurite somnolente.
A une heure de l'apres-midi, on fit entrer Ivan dans l'une des salles ou des chaises branlantes etaient