disposees en rangs mal alignes. Sur une petite estrade se dressait le bureau du juge et de ses assesseurs; sur le devant du bureau etait ajuste l'embleme de l'Union sovietique. Derriere une rampe en bois on voyait le banc des accuses. La rampe avait ete griffee par des centaines de mains: des rayures, des croix, des dates, des initiales… De chaque cote du bureau du juge se trouvaient les tables plus petites du procureur et de l'avocat.

A une heure de l'apres-midi, Ivan entra dans cette salle, accompagne de deux miliciens, et trois heures plus tard, on l'en sortit, mort.

Dans la salle, la fenetre etait entrouverte, mais on ne sentait pas la fraicheur. Le soleil brillait, chaud et immobile. Ondoyant doucement, les flocons ouates des peupliers penetraient par la fenetre.

Durant ces trois heures s'etaient produits des faits apparemment lies au proces, mais en meme temps infiniment eloignes de lui. Il y avait beaucoup de monde. Les gens voulaient connaitre tous les details. Dans la salle, l'air etait lourd et etouffant. Les uns s'eventaient avec un journal; les autres, en se tordant maladroitement, retiraient leur veste en faisant craquer les chaises. Deux femmes, au dernier rang, ne cessaient de bavarder, n'ecoutant ni les reponses d'Ivan, ni le juge, ni les temoins. On ne comprenait pas pourquoi elles etaient venues la perdre leur temps dans une telle etuve.

Les voix resonnaient sourdement, comme amorties par les duvets de peuplier qui voletaient lentement. L'une des femmes assesseurs etait allergique a ces flocons cotonneux. Sans cesse elle se mouchait, clignotait de ses yeux rouges et ne pensait qu'a une chose: pourvu que ca se termine le plus vite possible! Tous ses collegues pensaient de meme. Le soleil poussait au sommeil. La plupart d'entre eux se preparaient deja aux vacances, calculaient les jours avec joie: encore une semaine et puis…

Le juge, une femme aussi, avait trop bronze le dimanche precedent dans sa datcha et sous son tailleur strict elle sentait maintenant une douleur cuisante aux epaules. Elle voulait, elle aussi, en finir au plus vite avec cette procedure, prononcer le jugement – un an avec sursis, pensait-elle – et au plus tot, en rentrant chez elle, s'enduire les epaules de creme fraiche. C'etait un conseil de l'assesseur qui souffrait du duvet de peuplier. «Peut- etre que ce n'est pas une allergie, mais une grippe. Parfois ca arrive en ete», pensait le juge.

Personne ne se souvenait plus a quel moment, au lieu de la reponse breve qu'on lui demandait, le prevenu Demidov s'etait mis a parler tres haut en bafouillant, presque a crier. Le juge essaya de l'interrompre en tambourinant avec un crayon sur la table et en disant d'une voix volontairement officielle: «C'est sans rapport avec votre affaire.» Puis elle pensa qu'il valait mieux laisser le Veteran vider son sac – d'autant plus qu'on lui avait telephone en haut lieu pour lui conseiller d'en finir en douceur, sans faire de zele.

Ivan parlait de la guerre, de Staline, de la Victoire. Il begayait un peu, craignant le silence qui surgissait entre les mots, essayant de percer cette somnolence opaque de l'apres-midi. Il mentionna sans raison le Bolchoi, l'Afghanistan (ici le juge recommenca a donner des coups de crayon sur la table) et Semionov l'unijambiste. D'abord les gens s'animerent, puis se replongerent dans une incomprehension indifferente: Gorbatchev avait deja permis de parler de tout cela dans les journaux. Les femmes consultaient leur montre et les hommes, dans l'attente de la suspension de seance, tripotaient leur cigarette. Au dernier rang, comme avant, sans preter d'attention a personne, on chuchotait. Le juge disait quelque chose a l'oreille de l'assesseur. Le procureur, en pincant ses manches, les debarrassait des petits flocons blancs.

Enfin Ivan se tut brusquement. Il enveloppa la salle d'un regard un peu affole et, s'adressant on ne savait a qui, cria d'une voix sifflante de vieillard:

– Vous avez fait de ma fille une prostituee!

A ce moment il croisa le regard d'Olia. Il n'entendait plus ni le brouhaha qui s'elevait du public, ni la voix du juge qui annoncait la suspension. Il comprenait qu'il venait de se produire quelque chose de monstrueux, face a quoi son ivrognerie et sa bagarre a la Beriozka n'etaient que des bagatelles. Quelqu'un qui sortait lui masqua le visage de sa fille. Il porta son regard sur les fenetres et vit avec etonnement que le rebord brillait au soleil d'une etrange lumiere irisee. Puis cette lumiere s'amplifia, devint eclatante et douloureuse, et tout a coup le rebord vira au noir. Ivan s'assit lourdement, laissant tomber la tete sur la rampe rayee de dates anciennes et de noms inconnus.

Non sans peine le fourgon s'echappa de Moscou en plein Festival et plus vite, comme avec soulagement, s'engouffra sur l'autoroute de Riazan. Le chauffeur et son collegue etaient eux-memes originaires de Riazan. Ils connaissaient mal Moscou et avaient peur de tomber sur la milice de la route qui etait presente a chaque carrefour a cause du Festival. Mais tout se passa bien.

Olia, assise dans la profondeur obscure du fourgon, calait de sa chaussure legere le cercueil tendu de drap rouge qui glissait a chaque virage. Le fourgon n'etait pas bache a l'arriere, et au-dessus du battant s'ouvrait un vif rectangle de lumiere. Durant la traversee de Moscou, on remarquait tantot une rue qu'Olia connaissait bien, tantot un groupe de touristes en habits voyants. Les cars aux emblemes du Festival sillonnaient les rues, et souvent on distinguait ici ou la les vestes blanches et les pantalons bleus des interpretes. Tout cela rappelait a Olia les Jeux olympiques et cet ete-la, maintenant si lointain. Puis dans le cadre lumineux commencerent a se derouler les champs, l'autoroute grise, les premiers villages.

Par miracle, apres deux jours de recherches vaines, Olia avait trouve cette voiture et avait reussi a convaincre le chauffeur. Il avait accepte simplement parce qu'ils allaient dans la meme direction. Olia lui avait donne presque tout l'argent qui lui restait.

A mi-chemin le chauffeur tourna dans une route transversale et s'arreta. Les portieres claquerent et a l'arriere, au-dessus du battant, apparut la tete du collegue.

– Pas trop secouee? Dans une heure on sera arrive. Attends un peu; nous, on fait un saut au magasin. Tu sais, a Moscou c'est le regime sec, surtout avec le Festival…

Olia entendit des pas s'eloigner. Dans le rectangle ensoleille se dessinait un bout d'isba, une haie, un jardin dans lequel une vieille courbee arrachait quelque chose de la terre. Il faisait chaud. Par les interstices filtraient de petits rayons de soleil. Quelque part, au loin, paresseusement aboyait un chien.

Olia etait persuadee qu'a Borissov, des qu'on apprendrait son arrivee, tout le monde s'affairerait pour organiser les funerailles et trouver les musiciens. Elle imaginait meme la procession des responsables locaux dans leur grotesque complet noir, le grincement metallique de l'orchestre, les condoleances auxquelles elle devrait repondre en formules depourvues de sens.

Mais tout se passa autrement. Le chauffeur et son collegue, transpirant et soufflant de facon exageree, laisserent tomber le cercueil sur la table et s'en allerent apres avoir soutire encore dix roubles, a cause du troisieme etage. Olia resta toute seule en face de cette longue caisse rouge, effrayante dans son silence.

Au matin, elle se rendit au parc des vehicules ou avait travaille son pere. Elle fut recue par le nouveau chef, un jeune homme au jean qui pochait aux genoux. Des qu'il eut compris de quoi il s'agissait, il se mit a parler rapidement sans lui permettre de placer un mot. Toutes les voitures etaient requisitionnees pour les travaux d'ete au kolkhoze, les deux qui restaient n'avaient plus de roues, la moitie du personnel etait en conge. Et pour se justifier, il lui montra la cour deserte, maculee de taches noires d'huile, et un camion dans le moteur duquel s'enlisait jusqu'a la taille un gars ebouriffe. «Et en plus, ajouta le chef, nous marchons maintenant au regime de l'autofinancement.»

– Mais je vais payer, s'empressa de dire Olia pour le calmer. Donnez-moi seulement une voiture et quelques hommes.

– Mais puisque je vous dis que je ne peux pas! gemit le chef, ecartant les bras dans un geste d'impuissance.

Au Comite militaire, l'officier de service lui demanda de remplir un formulaire, puis alla chercher un ordre derriere la porte capitonnee et clouee de pointes brillantes. Quand il revint, il ouvrit le coffre-fort, en retira le livret du Heros de l'Union sovietique et le tendit a Olia:

– Maintenant nous sommes quittes avec vous. Quant aux funerailles, il faut vous adresser au Conseil des Veterans. Ce n'est pas de notre ressort.

Olia sortit et examina avec etonnement la photo de son pere sur le livret. C'etait un gars au crane rond et rase, presque un adolescent, qui la regardait. «Il n'avait pas encore vingt ans», pensa-t-elle avec stupefaction. La cour du Comite militaire etait vide et silencieuse. Seul un soldat efflanque balayait un chemin asphalte. La poussiere s'elevait en nuage leger et retombait au meme endroit.

Au Conseil des Veterans, il n'y avait personne. Sur le tableau d'affichage pendait une feuille de papier cartonne aux lettres rouges fanees: «Le defile de fete des Veterans consacre au quarantieme anniversaire de la Victoire aura lieu le 9 mai, a 10 heures. Rassemblement place Lenine. La participation de tous les membres du

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