Ma mere.

J'entends une voix qui ordonne:

— Poussez, madame. Allons, poussez par petits coups. Imitez la respiration du chien.

Ma mere se met a ahaner.

Autre voix:

— Cette affaire dure depuis des heures. L'enfant se presente mal. Nous devrions proceder a une cesarienne…

— Non, non, dit ma mere, laissez-moi. J'y arriverai toute seule.

Ah, ca pousse de nouveau. Je sens autour de moi comme des vagues qui m'entrainent. Je progresse dans un goulet de chair sombre. Je glisse par les pieds vers la lumiere aveuglante. Mes orteils se retrouvent dans une zone glacee. J'ai envie de remonter me blottir au chaud, mais des mains gantees de caoutchouc m'agrippent pour m'entrainer vers le froid.

Mes jambes sont maintenant dehors, puis mes fesses, puis mon ventre. Ca tire encore. Seuls mes bras et ma tete sont encore proteges. Le reste de mon corps grelotte. Ca tire a nouveau, mais mon menton est bien cale dans un angle, et je ne lacherai pas,

— Nous n'y arriverons pas, ca ne passe pas, declare l'accoucheur.

— Mais si, mais si, gemit ma mere.

— Une petite episiotomie, conseille une voix.

— C'est indispensable? demande ma mere, guere enthousiaste.

— Nous risquons de lui abimer la tete en continuant a le tirer ainsi, lui repond-on.

Je demeure un instant corps au froid, tete au chaud, les bras serres contre mes oreilles. Une lame surgit pres de mon menton. Un dechirement et, autour de moi, la pression se relache. D'un coup, on me tire une derniere fois par les pieds et, cette fois, ma tete passe.

J'ouvre les yeux. La lumiere me vrille la tete. Je m'empresse de les refermer.

On m'attrape. Je n'ai pas le temps de comprendre ce qu'il m'arrive. On me suspend tete en bas en m'agrippant par les pieds. Aie! Aie! Aie! J'en ai assez qu'on me maltraite. Je crie de colere. Ils crient aussi.

Ah ca! ma naissance, je m'en souviendrai! Je hurle de plus belle. Ca semble leur faire rudement plaisir. Ils rient. Se moqueraient-ils de moi? Dans le doute, je pleure. Ils rient toujours. Ils me passent de main en main. He! je ne suis pas un jouet quand meme! Quelqu'un me tripote le sexe et dit:

— C'est un garcon.

Objectivement, a vue d'ange, il est assez laid… Raoul considere le nouveau-ne et eclate de son grand rire d'antan.

— C'est vrai qu'il est moche.

— Tu crois que ca s'arrangera?

Le medecin annonce que mon client pese trois kilos trois. Raoul m'assene une simili-claque dans le dos comme si c'etait moi qui avais reussi cet exploit.

— Tous les nouveau-nes ont l'air un peu ratatines au sortir de leur mere. Et quand on les extirpe aux forceps, c'est pire, ils ressemblent a des gaufres.

Je suis ne.

— Qu'il est chou! se felicitent des voix que je ne comprends toujours pas.

Tout le monde hurle sur cette planete. Ils ne savent pas chuchoter? Il y a trop de lumiere, trop de courants d'air, trop de bruit, trop d'odeurs. Cet endroit ne me plait pas du tout. Je peux remonter la d'ou je viens? Mais personne ne me demande mon avis. Ils sont affaires a discuter de je ne sais quoi qui leur parait tres important.

— Et vous allez l'appeler comment, votre garcon?

— Jacques.

Le chahut se poursuit. Des ciseaux s'approchent de mon corps frissonnant. Au secours! Ils tranchent le cordon ombilical et ca fait tres froid, ca.

26. NAISSANCE DE VENUS

Je me souviens de mon existence precedente. J'etais un negociant chinois tres riche et tres puissant. Je voyageais en palanquin avec mes gens. Des brigands nous ont attaques. Ils nous ont tout pris puis ils m'ont oblige a creuser ma propre tombe et ils m'y ont precipite. Je les ai supplies de me laisser la vie a defaut de mes biens. Ils ont jete a ma suite l'une de mes servantes. «Tiens, on te la laisse pour t'amuser.» Puis ils nous ont recouverts de terre. J'en avais plein les yeux. La servante s'est etouffee la premiere et j'ai senti que la vie quittait son corps. J'ai tente de me degager en brassant la terre qui m'oppressait mais j'etais trop gros pour me liberer. Trop de soupers fins…

Je suffoque. Je ne supporte pas cet horrible enfermement. J'ouvre les yeux. Lorsque j'etais negociant chinois, je suis mort dans un univers noiratre. Je rouvre les yeux dans un univers rougeatre. Je suis toujours oppressee. Et il y a encore un cadavre tout contre moi!

C'est George, mon frere jumeau, que j'ai tue sans le vouloir.

J'etouffe, je veux sortir d'ici. De l'air, de l'air! Je me debats. Aujourd'hui, mon corps est moins lourd. Je tape, je frappe, je gesticule. Il y a forcement quelqu'un capable de m'aider a sortir.

Nous voila au chevet de Venus.

Quelque chose ne va pas dans son esprit. J'essaie de penetrer l'ame du bebe et je constate que je n'y parviens pas. Ici se dresse la limite de notre travail d'ange. Nous ne pouvons pas lire les pensees de nos clients.

Ce doit etre son passe qui la tourmente. Je m'empresse de lui apposer l'empreinte, mais elle est febrile, elle ne cesse de remuer et j'ai du mal a lui appliquer mon sceau.

— Elle fait une crise de claustrophobie, dit Raoul.

— Deja?

— Bien sur. Parfois le souvenir de la mort precedente laisse quelques sequelles. Elle ne supporte pas de rester dans un lieu clos. Nous n'avons pas le temps pour l'empreinte. Vite, il faut reagir.

— Je transmets l'intuition d'une cesarienne au medecin accoucheur.

Lumiere. La liberte enfin! Des mains me delivrent de ma prison, mais quelque chose demeure accroche a moi.

C'est le cadavre de George! Il m'etreint comme s'il voulait ne jamais me quitter. Quelle abomination! Je suis mort en homme un cadavre de femme dans les bras et je renais en femme accrochee a la depouille d'un homme.

Les infirmieres sont obligees d'employer de minuscules pinces pour contraindre un par un les doigts de George a me lacher.

— Chut, oublie le passe.

A peine son corps est-il expose a l'air libre que j'imprime la marque des anges au-dessus de ses levres. Trop occupes a la detacher de George, les medecins ne regardaient pas la frimousse de Venus. Sinon, ils auraient vu se creuser d'un coup une gouttiere sous son nez.

27. NAISSANCE D'IGOR

Donc je vais naitre.

Je me souviens que j'etais un astronaute. Je me souviens que j'etais desespere.

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