Nous voila aupres d'Igor maintenant. Lui aussi est nerveux. Il se rememore sa vie anterieure et les trauma- tismes subis. J'accours et, aussitot, lui applique la marque des anges. «Chut, oublie le passe.» Il refuse de se calmer. J'appuie plus fort et tant pis si sa gouttiere sera profonde. Il retrouve enfin un peu de tranquillite.
Ma mere vient de s'ecrouler dans la rue. Depuis le temps qu'elle niait les symptomes, il fallait s'y attendre. Nausees. Vertiges. A chaque fois, je recevais des coups en guise de punition. Comme si c'etait ma faute!
Cette fois, elle a perdu les eaux, je me retrouve tout au sec et, par-dessus le marche, elle s'est evanouie.
Des gens l'ont ramassee. Ils se sont recries et puis quelqu'un a dit que cette dame devait etre enceinte. Un autre s'est exclame qu'il fallait l'emmener d'urgence a l'hopital.
– Ca va mieux, annonce maman en reprenant ses esprits, ce n'est juste qu'un evanouissement du a l'alcool.
Heureusement, ils ne l'ont pas ecoutee.
L'etablissement est loin. La voiture roule vite. Je le devine aux cahots.
— Respirez lentement, conseille une voix feminine.
— Ce n'est rien, je veux rentrer chez moi, repete maman.
Je commence a suffoquer la-dedans. Je vais mourir, et alors elle aura gagne. Les contractions commencent. Il etait temps. Le couple d'automobilistes, je sais que c'est un couple puisque alternent voix d'homme et voix de femme, s'affole. La voiture accelere encore. Les secousses augmentent et les contractions aussi. Je me place en position.
ALLEZ-Y. JE SUIS PRET.
— J'ignore comment m'y prendre, soupire l'homme a sa compagne. Je n'ai jamais accouche quiconque, je suis boulanger.
Alors, imagine que tu sors un pain du four, grand degourdi!
— Il va mourir, il va mourir, se lamente l'homme.
Mais c'est compter sans moi. En depit de ma genitrice hostile et de ces deux incapables, j'ai envie de vivre et je vivrai.
Par ici la sortie: «Exit.»
Je sors entierement ma tete. C'etait le plus dur. J'ouvre les yeux et ne vois plus rien. Tout est flou.
— Enveloppe-le dans ta veste, ordonne la dame.
Bon, j'ai reussi le plus difficile. Je suis ne. La suite devrait etre plus aisee.
— J'ai bien cru que nous n'y arriverions jamais. Je ne savais pas qu'un accouchement pouvait etre aussi dur.
— On oublie vite, me reconforte Raoul. Mais tu as vu, j'ai bien fait de venir. On n'etait pas trop de deux pour influencer les autres automobilistes et eviter que la voiture n'ait un accident.
— Ils sont assez touchants…
— Tu parles… ce sont des monstres, ouais! Et le cauchemar ne fait que commencer. A present, tu vas connaitre le pire.
— Quoi donc?
Raoul prend un air navre.
— Le LIBRE ARBITRE! Le libre arbitre des humains, c'est leur droit de choisir ce qu'ils font de leur vie. Donc le droit de se tromper. Celui de provoquer des catastrophes. Sans rendre de comptes a qui que ce soit. Sans assumer. Et ils ne se genent pas. Ah, s'il te plait, mefie-toi de ces deux mots fatals: «libre arbitre».
28. ENCYCLOPEDIE
GESTATION: La gestation du petit humain devrait normalement s'effectuer en dix-huit mois pour etre complete. Or, au bout de neuf mois, il est necessaire de l'ejecter du corps maternel car sa tete est deja trop grosse et, si on attendait encore, elle deviendrait trop volumineuse pour passer au travers du bassin de la mere. C'est comme s'il y avait eu erreur d'ajustement entre le boulet et le canon.
Donc le f?tus quitte le ventre maternel avant d'etre completement forme. Consequence: il est indispensable de prolonger les neuf mois de vie intra-uterine du f?tus de neuf mois de vie extrauterine.
Durant cette periode tres delicate, la couvaison devra s'accompagner d'une presence tres forte de la mere. Les parents devront elaborer un ventre affectif imaginaire dans lequel le nouveau-ne se sentira d'autant plus protege, aime, accepte qu'il n'est pas encore veritablement ne.
A neuf mois se produit ce qu'on appelle le «deuil du bebe», lorsque l'enfant prend conscience qu'il y a difference entre lui et le monde exterieur. Des lors, il pourra se reconnaitre dans une glace comme etant different du reste du decor. Ce sera enfin sa vraie naissance.
Edmond Wells,
29. GESTION DES CLIENTS
Edmond Wells m'attend a l'entree de la porte de Saphir. Il tique un peu en apercevant Raoul, comprenant que cet ange peu orthodoxe m'a accompagne sur Terre, mais, comme il n'est pas son ange instructeur direct, il reste circonspect.
– Ca s'est bien passe, tes baptemes? demande-t-il nonchalamment.
— Pas de probleme!
Edmond Wells me propose de nous rendre vers la zone sud-ouest. Autour de nous d'autres anges discutent en tete a tete en s'ebattant comme des couples d'hirondelles. Mon mentor etend les bras pour virer sec vers la gauche, je le suis.
— Il est maintenant temps de t'apprendre le boulot proprement dit.
Il choisit un coin tranquille dans les montagnes et nous atterrissons.
— Tu dois orienter tes clients sur la bonne voie. Pour chacun, la route est differente. Ils se sont fixe, il y a longtemps deja, les missions de leur ame. Ce sont des buts particuliers et differents pour chacun et, a chaque vie, ils essaient de s'ameliorer dans cette direction. Or tu ne sais rien de ces missions. Tu peux, certes, les deduire a partir de leur comportement, mais le seul critere objectif de leur evolution demeure le decompte des points lors du Jugement. Celui qui adopte la bonne direction verra a sa pesee sa note s'ameliorer de vie en vie. N'oublie pas, 600 points et le client sort du jeu.
— Comment puis-je les aider?
Il prend mes mains, les retourne et fait venir mes trois petits ballons lumineux. La clarte mouvante des trois ecrans spheriques danse sur nos visages transparents.
— Tu disposes de cinq leviers: 1) les intuitions; 2) les reves; 3) les signes; 4) les mediums; 5) les chats.
J'enregistre. Il poursuit:
— L'intuition. Tu aiguilles ton client vers ce qu'il doit faire, mais l'indication lui parvient de maniere si attenuee qu'elle lui est a peine perceptible.
— Les reves?
– Evidemment, nous serions tentes de leur apporter directement par le biais du reve les solutions a leurs problemes. Or, nous n'en avons pas le droit. Nous devons passer par un discours onirique au cours duquel nous
