66. ENCYCLOPEDIE
RECETTE DE L'ILE FLOTTANTE: Commencer par constituer l'«ocean» jaune et sucre ou flottera l'ile, la creme anglaise:
Faire bouillir du lait. Casser 6 ?ufs en separant les blancs des jaunes. Reserver les blancs. Battre les jaunes avec 60 g de sucre dans une terrine. Ajouter le lait chaud. Melanger. Epaissir la creme a feu doux sans cesser de tourner. Ne pas faire bouillir.
L'ocean est pret a recevoir son «ile»: un iceberg blanc.
Battre les blancs en neige avec 80 g de sucre et une pincee de sel.
Dans un moule, tourner 60 g de sucre en caramel. Y verser les blancs en neige. Faire cuire 20 mn au bain-marie. Laisser refroidir. Verser la creme dans un plat creux puis deposer delicatement les blancs dessus. Servir tres frais.
Edmond Wells,
67. UN VIEIL AMI
Raoul Razorbak continue de penser que cette Nathalie Kim n'est qu'une cliente comme les autres. Pour faire avancer nos affaires, il a une autre idee.
— Suis-moi.
Nous voletons de concert du cote du sud-est. Sur une colline se tient une assemblee d'anges, agglutines tels des fans autour de leur chanteur prefere. L'artiste est truculent et parle en agitant les mains. Je le reconnais immediatement…
Freddy Meyer!
Il n'a pas change, le vieux rabbin aveugle. Petit, gros, chauve, nez en boule soutenant d'epaisses lunettes noires, sauf qu'ici sa cecite ne le gene plus. Dans un monde d'esprits, un ange aveugle y voit autant que les autres.
Raoul me depeche un coup de coude. Connivence inutile, je me souviens. Avec Freddy, toute entreprise d'exploration, de decouverte et d'investigation ne peut qu'etre sublimee. Il a ete le plus rigoureux, le plus enthousiaste, le plus perfectionniste des heros de l'epopee thanatonautique. Il eut l'idee de tresser ensemble les cordons d'argent pour assurer la solidite des vols groupes. Il a imagine les premieres strategies de guerres ectoplasmiques. Quoi de plus exaltant que de repartir a l'aventure en sa compagnie!
Nous prenons place dans la petite foule des spectateurs et ecoutons nous aussi notre ami. Il raconte une… blague.
— C'est l'histoire d'un alpiniste qui fait une chute et se retrouve raccroche par une main a une branche d'arbre au-dessus d'un precipice vertigineux. «Au secours! Au secours! Y a-t-il quelqu'un pour me sauver?» hurle- t-il, desespere. Un ange apparait et lui dit: «Je suis ton ange gardien. Fais-moi confiance. Je vais te sauver.» L'alpiniste reflechit une minute avant de lancer: «Heu… il n'y aurait pas quelqu'un d'autre?»
Les anges s'esclaffent. Je m'esclaffe aussi. C'est de l'humour angelique. Il faut que je m'y fasse.
Je suis si enchante de retrouver mon vieux complice. Qui a pretendu qu'on s'ennuie au Paradis? Avec Freddy, nous sommes sauves. Je lui adresse un petit signe. Il nous apercoit et accourt.
— Michael! Raoul!
Nous nous etreignons.
Tous nos souvenirs communs me reviennent en memoire: nos premieres rencontres, nos bricolages, nos premiers fauteuils de decollage, les premieres expeditions vers le Paradis, les premieres guerres ecto-plasmiques contre les Haschischins.
— Que je vous presente ma nouvelle bande de copains! clame Freddy.
Une cohorte d'etres de lumiere nous entoure et je distingue parmi eux plusieurs visages connus: Grou-cho Marx, Oscar Wilde, Wolfgang Amadeus Mozart, Buster Keaton, Aristophane, Rabelais…
— On nous surnomme la bande des comiques du Paradis. Avant de venir ici, j'ignorais que Mozart etait un tel plaisantin. Jamais en reste d'une blague egrillarde! Ah ca, rien a voir avec Beethoven, qui lui est du genre plutot rabat-joie.
Je demande:
— Et tes clients?
Freddy hausse les epaules. Il n'a plus foi en son travail d'ange. Il ne s'occupe plus guere de ses ames. Trop de clients l'ont decu. Il en a assez des humains. Les sauver? Il n'y croit plus. Tout comme Raoul, il est convaincu que faire evoluer les humains est une tache hors de portee meme pour les anges les plus doues.
Aristophane dit en etre a son six mille cinq cent vingt-septieme client, et autant d'echecs. Buster Kea-ton se plaint de n'avoir que des Lapons demoralises par l'absence de lumiere. Oscar Wilde lui repond que ce n'est rien a cote de ses hindous, avec les belles-meres qui mettent le feu au sari de leur bru pour toucher les assurances. Groucho Marx se debrouille tant bien que mal avec des Khmers rouges qui n'en finissent pas de regler leurs differends dans la jungle. Rabelais leve les bras au ciel en evoquant ses gosses des bidonvilles de Sao Paulo qui sniffent de la colle du matin au soir et dont l'esperance de vie ne depasse pas quatorze ans.
A croire que les cas les plus dramatiques sont confies de preference aux comiques.
— C'est trop dur. La plupart d'entre nous finissent par jeter l'eponge. On ne peut pas aider les humains.
Je reprends l'argument d'Edmond Wells:
— Pourtant, notre presence ici est la preuve meme qu'il est possible de sortir du cycle des reincarnations. Si nous avons reussi, d'autres en sont forcement capables.
— Peut-etre qu'il en est pour les humains comme pour les spermatozoides qui les precedent, emet Raoul. Seul un sur trente millions parvient a franchir la porte de l'ovule. Or moi, je n'ai pas la patience de tester trente millions d'ames dans l'attente d'etre autorise a enfin franchir la porte d'Emeraude.
Mon ami est visiblement ravi de n'etre pas seul a vouloir renoncer. Freddy Meyer est de son cote. Lui non plus ne supporte plus de s'occuper de ses ames qu'il laisse a l'abandon, ni de se soucier de sa propre elevation. Il n'a plus d'ambition. Il entend passer le reste de son existence a rire et a oublier le monde des mortels. Il a perdu tout espoir en l'humanite. Il ne croit plus qu'a l'humour.
Que s'est-il passe pour que le joyeux rabbin alsacien se transforme en un etre de lumiere aussi desabuse?
— L'holocauste, souffle-t-il. Le genocide des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Il baisse la tete, comme vaincu.
— D'ici, on voit mieux. On comprend tout. On a acces a toutes les informations. Je sais maintenant tout de ce qui s'est reellement passe, et c'est pire que tout ce que j'avais pu lire sur la Terre. C'est au-dela de l'horreur.
— Je…
— Non, tu ne sais pas. Les files d'attente devant les chambres a gaz, les enfants arraches aux bras de leurs meres pour etre lances, tete brisee, sur les murs des fours crematoires, les experiences medicales a vif sur des etres humains… Il faut monter ici pour tout voir et tout ressentir. Je ne parviens plus a me detacher de ces visions.
Je tente une explication:
— C'est peut-etre parce que des anges se sont desinteresses de leur travail, comme toi maintenant, que ces atrocites ont pu se produire.
Mais Freddy ne m'ecoute plus. Il me saisit par l'epaule et s'esclaffe.
— Je ne veux plus en apprendre davantage. Je veux seulement rire, rire, rire… me saouler de rires et de blagues jusqu'a la fin des temps. Allez, rions mes amis. Rions et oublions.
Comme il a change, mon cher Freddy! L'humour serait-il addictif? Il tape dans ses mains.