pratique des regressions et affirme que nous nous etions deja connus dans des vies anterieures, en tant qu'animaux et en tant qu'humains. Voire meme en tant que vegetaux. J'etais pollen, elle etait pistil. Elle dit que nous nous sommes aimes en Russie et aussi dans l'Egypte antique. Je n'en sais rien, mais il me plait d'y reflechir.
En dehors de ses «tours», Nathalie ne m'agace que sur un point. Elle a toujours raison, et quoi de plus crispant que ca!
Ensemble, nous avons eu trois enfants, deux filles et un garcon. Je leur ai laisse faire ce qu'ils voulaient. Par ailleurs, je n'ai jamais renonce a ma demarche de guetteur du futur. Au depart, je me suis servi de la science comme outil. J'estime a present que les scientifiques ne sauveront pas le monde. Ils ne trouveront pas les bonnes solutions, ils ne feront qu'indiquer les degats provoques par les mauvaises solutions.
Il est trop tard pour jouer les revolutionnaires. J'aurais du apprendre a m'enerver et a tonner quand j'etais jeune. La colere est un don de naissance. Je laisse a d'autres, a ma fille ainee particulierement vindicative et revoltee par exemple, le soin de poursuivre cette quete.
Professionnellement, je crois que j'ai eu tout ce que je voulais. J'ai ete ce rat autonome que je revais de devenir. Pour ne pas avoir de subalternes ni de chefs, j'ai paye. Mais ca me semble normal. A mes enfants, j'ai dit: «Le plus beau cadeau que je puisse vous offrir, c'est de vous donner l'exemple d'un pere heureux.»
Je suis heureux parce que j’ai rencontre Nathalie.
Je suis heureux parce que ma vie a ete sans cesse renouvelee, pleine de surprises et pleine de remises en question qui m'ont contraint a evoluer.
Dans cet hopital, je me delabre. Je sais que grace aux nouvelles conquetes de la medecine je pourrais vivre plus longtemps, mais je n'ai plus envie de me battre, meme contre des microbes. Ils ont fini par gagner la guerre contre mes lymphocytes. Ils ne se prelasseront pas dans mon intestin.
Mon vieux c?ur me lache doucement. Le temps est venu de rendre mon tablier. J'ai donc rendu peu a peu tout ce qui m'a ete donne. J'ai legue tous mes biens a ma famille et a des associations caritatives. J'ai demande a etre inhume dans mon jardin. Pas n'importe comment, a la verticale. Les pieds vers le centre de la Terre, la tete vers les etoiles. Pas de cercueil, pas de sachet protecteur, que les vers puissent me manger a la bonne franquette. J'ai demande aussi qu'on plante un arbre fruitier sur ma tete.
Il me tarde maintenant de reprendre ma place dans le cycle de la nature.
Lentement, je m'apprete au grand saut. Je suis grand malade depuis neuf mois maintenant, le meme temps que pour une naissance. Un par un je me libere de mes vetements, couche par couche, protection par protection.
A mon arrivee a l'hopital, j'ai delaisse mes costumes de ville pour enfiler un pyjama. Comme les bebes. J'ai abandonne la position debout pour rester au lit. Comme les bebes.
J'ai rendu mes dents, mon dentier plutot car mes dents sont tombees depuis belle lurette. Mes machoires sont nues. Comme les bebes.
Vers la fin, j'ai rendu ma memoire, compagne de plus en plus volage. Je ne me souvenais que du passe lointain. Ca m'a beaucoup aide a partir sans regret. J'ai eu peur d'etre frappe de la maladie d'Alzheimer, lorsqu'on ne sait plus reconnaitre les siens ni se souvenir qui l'on est. C'a ete ma grande hantise. Dieu merci, cette epreuve m'a ete epargnee.
J'ai rendu mes cheveux. De toute facon, ils etaient devenus blancs. Je me suis retrouve chauve. Comme les bebes.
J'ai rendu ma voix, ma vision, mon ouie. J'ai fini par devenir pratiquement muet, aveugle, sourd. Comme les nouveau-nes.
Je redeviens un nouveau-ne. Comme un nouveau-ne, on m'emmaillote, on me nourrit de bouillies et je perds mon langage pour gazouiller. Ce qu'on qualifie de «gatisme», ce n'est que se repasser le film a l'en vers. Tout ce qu'on a recu, on doit le rendre comme on remet un costume au vestiaire, la piece de theatre terminee.
Nathalie est ma derniere couche protectrice, mon dernier «vetement». Je dois donc la repousser pour que ma disparition ne la chagrine pas trop. Elle ne m'ecoute pas, elle reste insensible a mes recriminations, elle hoche la tete en souriant comme pour dire: «Je m'en fiche, je t'aime quand meme.»
Le medecin qui s'occupe de moi apparait un jour accompagne d'un pretre. C'est un jeune a la peau pale et qui transpire beaucoup. De but en blanc, il me propose l'extreme-onction. Il parait qu'on a fait le meme coup a Jean de La Fontaine. Sur son lit de mort, on l'a oblige a renier ses ouvrages erotiques s'il voulait etre enterre decemment dans un cimetiere au lieu d'etre jete a la fosse commune. Jean de La Fontaine a cede. Pas moi.
J'explique mon point de vue. Tous ceux qui ont la foi m'enervent. Cette pretention de s'imaginer connaitre la dimension au-dessus!
Je suis convaincu que les religions sont demodees mais alors, quelle cause merite qu'on s'y interesse? Je leve les yeux vers le plafond et apercois une araignee qui tisse sa toile. Quelle cause merite qu'on s'y interesse? La reponse me parvient, fulgurante: «La vie.»
La vie telle qu'on la voit. C'est suffisamment magique pour n'avoir pas besoin d'inventer quelque chose de plus.
— Ne voulez-vous pas qu'on parle plutot de votre peur de mourir? demande le pretre.
— On a peur de mourir tant qu'on sait que ce n'est pas le moment. Maintenant, je sais que c'est le moment. Alors, je n'ai plus peur.
— Croyez-vous au Paradis?
— Desole, mon pere. Je crois qu'apres la mort il n'y a rien.
— Quoi! se recrie-t-il. Vous qui avez ecrit sur le
Paradis, vous ne croyez a rien?
— C'etait juste un roman, rien qu'un roman.
Le soir meme, je suis mort. Nathalie etait la et elle
s'est endormie en me tenant la main. Mon corps s'est recroqueville en position f?tale. Ma derniere pensee a ete: «Tout va bien.»
199. ENCYCLOPEDIE
KARMA LASAGNE: Il m'est venu une idee bizarre. Le temps n'est peut-etre pas lineaire mais «lasagni-que». Au lieu de se succeder, les couches du temps s'empilent. Dans ce cas, nous ne vivons pas une incarnation puis une autre mais une incarnation ET simultanement une autre.
Nous vivons peut-etre simultanement mille vies dans mille epoques differentes du futur et du passe. Ce que nous prenons pour des regressions ne sont en fait que des prises de conscience de ces vies paralleles.
Edmond Wells,
200. LE JUGEMENT DE MES CLIENTS
Igor et Venus se sont attardes longtemps dans le Purgatoire a reflechir sur leur vie. Certaines ames sont pressees de comparaitre devant le tribunal des archanges, d'autres preferent panser d'abord leurs plaies. Igor et Venus entrent dans cette categorie.
Ca, c'est l'explication technique. Plus prosaiquement, je dirais que tous deux avaient besoin de discuter avec des morts proches. Igor avait encore a parler avec sa mere, Venus avec son frere. A moins que, conscients de l'existence de Jacques, leur frere kar-mique, ils l'aient attendu afin d'etre juges tous les trois ensemble.
Quand Jacques est decede, Venus et Igor l'ont accueilli comme s'ils etaient tous membres d'une meme famille enfin recomposee. Des clients qui s'attendent les uns les autres pour comparaitre ensemble, c'est