Je me dis que si ma carriere litteraire ne m'a rapporte que ce seul instant, elle en valait la peine. Toutes mes deceptions, tous mes rejets, tous mes echecs s'effacent d'un coup.

A 22 heures 59, pour la premiere fois de ma vie, je pense que «c'est peut-etre quand meme bien ma planete».

188. ENCYCLOPEDIE

L'HISTOIRE VECUE ET L'HISTOIRE RACONTEE: L' h i stoire qu'on nous enseigne a l'ecole, c'est l'histoire des rois, des batailles et des villes. Mais ce n'est pas la seule histoire, loin de la. Jusqu'en 1900, plus des deux tiers des populations vivaient en dehors des villes, dans les campagnes, les forets, les montagnes, les bords de mer. Les batailles ne concernaient qu'une partie infime des populations.

Mais l'Histoire avec un grand «H» exige des traces ecrites et les scribes etaient le plus souvent des scribes de cour, des chroniqueurs aux ordres de leur maitre. Ils ne racontaient que ce que le roi leur disait de raconter. Ils ne consignaient donc que des preoccupations de rois: batailles, mariages princiers et problemes de successions au trone.

L'histoire des campagnes est ignoree ou presque car les paysans ne disposant pas de scribes et ne sachant pas ecrire transmettaient leur vecu sous forme de sagas orales, de chants, de mythologies et de contes pour coin du feu, de blagues meme.

L'histoire officielle nous propose une vision darwinienne de l'evolution de l'humanite: selection des plus aptes, disparition des inaptes. Elle sous-entend que les aborigenes d'Australie, les peuples des forets d'Amazonie, les Indiens d'Amerique, les Papous ont historiquement tort parce qu'ils ont ete militairement plus faibles. Or il se peut qu'au contraire ces peuples dits primitifs puissent nous apporter par leurs mythologies, leurs organisations sociales, leurs medecines, des apports qui nous manquent pour notre bien-etre futur.

Edmond Wells, Encyclopedie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

189. LES ANGES

Les yeux dans nos ?ufs, nous assistons au baiser. Derriere nous, Edmond Wells nous concede:

— Vous avez rattrape la sauce de justesse, mais quand meme, vous avez eu la chance de tomber sur de «bons» clients.

190. VENUS. 35 ANS

Je ne parviens pas a tomber enceinte.

Comme nous souhaitons tous deux un enfant, Raymond opte donc pour une fecondation in vitro. On m'a implante sept ?ufs fecondes dans le corps afin qu'un, au moins, aille jusqu'au bout de ma grossesse.

Des lors mon ventre enfle et je deviens difforme.

Sans Raymond, j'aurais tres mal vecu cette experience. Elle me rappelait mes phases boulimiques. Etre enceinte constitue l'experience la plus intense que j’ai e jamais connue. Grace aux echographies, je distingue parfaitement cinq f?tus filles et deux garcons. Il parait que, lorsqu'on a des filles, c'est qu'on aime sa maman. Je l'aime donc a cinq sur sept. Les garcons sont calmes. Les filles s'agitent. Il y en a meme une qui se livre a des entrechats dans le liquide amniotique, une reincarnation de Salome, peut-etre.

Tout mon corps se modifie. Il n'y a pas que mon ventre qui gonfle, mes seins aussi et mon visage s'arrondit. Mon esprit egalement.

Contrairement aux previsions des medecins, les sept f?tus vivent. Je suis donc transformee en une grosse barrique plus facile a rouler qu'a faire marcher. Ces septuples, c'est vraiment la meilleure blague que pouvait nous reserver le destin. Comment mieux regler mes problemes avec mon double qu'en observant comment eux les regleront avec les leurs?

Le beau jour de la naissance arrive. Raymond pratique une cesarienne et sort une par une sept petites boules roses gluantes et bientot glapissantes.

Je comprends mieux maintenant ma maman. Parent, c'est un metier dans lequel il est impossible de reussir. Il faut se contenter de faire le moins de mal possible.

La nuit, Raymond se leve pour nourrir toute la couvee au biberon.

Nous sommes bien tous les neuf. Les septuples grandissent gentiment et je reste a la maison pour les surveiller. Le soir Raymond rentre toujours soit avec des fleurs, soit avec des chocolats, soit avec des jouets pour les petits, soit avec des cassettes video qu'on se passe au lit avant de dormir.

Je n'ai plus aucun souhait a formuler. Tout ce que je desire, c'est que demain soit un autre aujourd'hui. Surtout pas d'evolution, pas de surprise, pas de changement. Je reve que la vie soit comme un disque tournant en rond a l'infini, que tous les matins je retrouve Raymond Lewis me preparant mon petit dejeuner avec les cereales, le jus d'orange frais presse, le lait froid, les bananes.

J'ai rarement ressenti une telle plenitude. Pour m'as-surer d'echapper aux surprises, j'ai completement renonce a mon metier d'actrice. C'est parfait. Les gens ne me verront pas vieillir et conserveront toujours l'image de Miss Univers qu'ils ont adulee dans mes films.

J'aime Raymond Lewis et il m'aime. Nous nous comprenons a demi-mot. Tous les dimanches, nous allons pique-niquer au meme endroit. Tous les vendredis soir la famille de mon mari nous convie a un grand repas plantureux. Tout est bien.

Je ne vois plus maman car elle a trop de sautes d'humeur.

Avec le recul, je crois que j'ai toujours reve d'etre fermiere. Comme Ava Gardner vers la fin de sa vie: cultiver mon jardin, faire pousser des choux et des tomates. Arracher les mauvaises herbes. Vivre au milieu de la nature. Posseder des chiens.

Ma beaute m'a empechee de developper mes gouts simples. Ma beaute a ete longtemps ma malediction. Si je devais renaitre, je choisirais de me reincarner laide. Pour etre tranquille. Dans le meme temps, j’ai la hantise de vieillir et de devenir moins belle. Les actrices finissent toutes en momies et il y a toujours des paparazzi pour voler la photo qui aneantira toute une carriere. Je souhaite que ma beaute ne se fane pas.

Raymond m'offre un voyage en France.

Nous nous promenons en voiture du cote de Nice, pres d'un petit village qui s'appelle Fayence. Nous avons laisse les enfants a sa mere et nous avons loue une decapotable pour profiter du bon air. Les cigales chantent sur les bas-cotes de la route et je respire des odeurs de lavande.

Il fait beau. Pourvu que le temps ne change pas!

191. JACQUES. 35 ANS

Nathalie est si belle!

Il y a maintenant neuf ans que nous vivons ensemble et c'est exactement comme au premier jour. Elle est au volant de notre vieille guimbarde familiale. Ma main est posee sur la sienne. Il fait beau. Nous poursuivons la conversation entamee au premier instant et qui ne s'est jamais interrompue depuis entre nous.

— Tu affirmes n'etre pas croyant, tu penses donc diriger ta vie avec ton seul libre arbitre? me demande-t- elle a brule-pourpoint.

— Je crois que le libre arbitre des hommes consiste a choisir la femme qui decidera de leur vie a leur place,

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