186. UN INSTANT
Il etait temps de rentrer au Paradis.
Jacques, mon Jacques, vient de rencontrer Nathalie Kim, la Nathalie Kim de Raoul! Pure coincidence. Il n'y a pas que des hasards issus de volontes superieures, il y a aussi de veritables hasards dus aux aleas de la vie.
Nos ?ufs en main, Raoul et moi nous empressons de nous installer face a face pour observer la suite des evenements. Nos ecrans spheriques s'eclairent.
— Ah, ces humains! dit Raoul. Ce qui me navre le plus, c'est leur pretention a faire des couples. Les hommes et les femmes sont presses de se mettre en couple alors qu'ils ne savent meme pas qui ils sont. C'est souvent la peur de la solitude qui les y pousse. Les jeunes qui se marient a vingt ans sont comme des chantiers au premier etage d'un immeuble qui decideraient de s'elever ensemble, convaincus d'etre toujours au diapason et que, lorsqu'ils parviendront au toit, des ponts se seront constamment etablis entre eux. Or, les chances de reussite sont rarissimes. Voila pourquoi les divorces se multiplient. A chaque passage, a chaque evolution de conscience, chacun estime avoir besoin d'un partenaire different. En fait, pour batir un couple, il faut etre quatre: un homme plus sa part de feminite, une femme plus sa part de virilite. Deux etres complets ne recherchent plus chez l'autre ce qui leur manque. Ils peuvent s'associer sans fantasmer sur une femme ideale ou un homme ideal puisqu'ils les ont deja trouves en eux, declame mon compagnon de celestitude.
— Tu te prends pour Edmond Wells? plaisante-je. On commence par declamer et on finit par ecrire des encyclopedies, je te previens.
— Il se rengorge et fait semblant de ne pas avoir entendu ma remarque.
— Il se passe quoi, chez toi?
— Ils parlent, ils discutent entre eux.
— Il est comment, ton Jacques?
— Pas tres frais. Il a un bandage autour de la tete.
187. JACQUES. 26 ANS
J'ai un bandage autour de la tete, mais ca va mieux. Nathalie Kim parle, je l'entends de loin.
— Ce que j'ai ri avec cette scene dans votre livre avec le chat obese et debile qui passe toutes ses journees a regarder la television!.. Ou allez-vous chercher tout ca!
De l'autre cote du gueridon, je n'arrive pas a detacher mes yeux d'ELLE. Je sens mon c?ur qui fait des bonds. Je n'arrive pas a articuler un seul mot. Tant pis, ma tete bandee me servira d'alibi. Je l'ecoute. Je la vois. Je la bois. Le temps s'arrete. Il me semble que je la connais deja.
— J'esperais depuis longtemps vous rencontrer dans un Salon du Livre mais vous n'en frequentez pas souvent, n'est-ce pas?
— Je… je…
— D'ou vous vient cette passion pour le Paradis et l'au-dela? me demande-t-elle tandis que j'inspire et expire l'air de mon mieux.
Nathalie avale pensivement quelques gorgees de the vert.
— J'ai lu dans une interview que vous utilisiez vos reves. Alors, je vous signale que vos reves ressemblent aux miens. Lorsque j'ai lu votre dernier livre, j'ai ete frappee que vous ayez decrit le Paradis exactement tel que je me l'imagine: une spirale de lumiere avec des zones de differentes couleurs a traverser.
— Je… je…
Elle agite ses longs cheveux noirs en signe de comprehension. J'arrive enfin a parler. Nous parlons longtemps. Nous parlons de nos vies. Elles aussi se ressemblent. Tous les hommes que Nathalie a connus l'ont decue. Elle a fini par choisir de vivre seule.
Elle me dit avoir l'impression de me connaitre depuis toujours. Je lui dis ressentir moi aussi cette impression de retrouvailles apres un long voyage. Nous baissons les yeux, genes d'avoir exprime si tot cette commune intuition. Les secondes s'alourdissent. Je vis la scene comme au ralenti. Je lui confie qu'aujourd'hui, le 18 septembre, c'est mon anniversaire. Que je n'aurais pu recevoir plus beau cadeau pour mes vingt-six ans que cette conversation avec elle. Je lui propose de marcher un peu. Mona Lisa III attendra sa patee. Je ne vais pas me laisser tyranniser par un chat.
Nous deambulons plusieurs heures.
Elle me parle de son travail. Elle est hypnothera-peute.
— Soixante-dix pour cent de ma clientele est composee de patients qui veulent s'arreter de fumer, me dit- elle.
— Et ca marche?
— Uniquement avec ceux qui avant de venir me voir avaient deja decide de s'arreter de fumer.
Je souris.
— J'aide aussi les dentistes. Il y a des gens qui ne supportent pas les anesthesiques. Je. leur apporte le secours de l'hypnose.
— Vous remplacez l'anesthesique?
— Tout a fait. Autrefois, je programmais les patients de telle sorte que le sang ne coule pas lors de l'arrachage de dents mais, du coup, aucun caillot ne se formait et la machoire ne se cicatrisait pas. Maintenant, je leur demande: «Trois gouttes, trois gouttes seulement.» Notre cerveau maitrise vraiment tout. Il ne s'ecoule que trois gouttes de sang, pas une de plus.
— La tabagie, les dents arrachees et quoi d'autre?
— Sous hypnose, j'incite les gens a remonter dans leur passe et ils me revelent le «bug», l'erreur de programmation qui les a places dans des situations d'echec dont ils ne parviennent pas a s'echapper. Quand ca ne suffit pas, je vais rechercher le «bug» dans leurs vies anterieures. C'est assez amusant.
— Vous vous moquez de moi.
— Je sais que cela peut paraitre un peu… bizarre. Je ne tire pas de conclusions. Mais si on s'en tient a la stricte observation, je constate que mes patients relatent de facon tres detaillee des histoires de leurs differentes personnalites passees, et qu'ensuite ils se portent mieux. En quoi ai-je besoin de verifier si cette histoire est exacte? Qu'ils me la racontent constitue deja une therapie suffisante.
Elle sourit.
— J'ai vu beaucoup de gens basculer dans l'irrationnel: des mystiques, des charlatans, des inspires, des illumines… J'ai frequente des clubs, des associations, des guildes, des sectes. A ma facon, je suis une touriste de la spiritualite. Je pense qu'il faudrait introduire un peu de deontologie dans tout ce fatras.
Elle me parle de ses vies anterieures. Elle a ete danseuse a Bali et auparavant toute une kyrielle de personnages, d'animaux, de vegetaux et de mineraux. Elle pense etre nee avant le big-bang dans une autre dimension, dans un autre univers jumeau du notre.
Ca m'est egal si ses confidences sont de pures affabulations. Je me dis que cela nous fera de belles histoires a nous raconter au coin du feu les longues soirees d'hiver. J'ai tellement de choses a apprendre d'elle. Aurons-nous assez d'une vie pour tout nous raconter, considerant que nous ne pouvons consacrer que cinq ou six heures par jour a la conversation?
Je ferme les yeux et j'approche mes levres des siennes. C'est quitte ou double. Soit je me prends une gifle, soit…
Ses levres frolent les miennes. Ses prunelles sombres petillent. Une etincelle scintille au niveau de son c?ur et je la percois avec ma propre etincelle.
Nathalie. Nathalie Kim.
A 22 heures 56 je lui prends la main. Elle etreint la mienne. A 22 heures 58, je tente un baiser plus profond et elle y repond. Je presse mon corps contre le sien pour apprendre ses formes. Elle m'etreint encore plus fort.
— Je t'ai attendu si longtemps, murmure-t-elle dans mon oreille.