En chutant, les boites de petits pois m'ont assomme. Je suis un peu groggy. Cette situation ridicule survient vraiment au pire moment. J'essaie de retrouver mes esprits, mais je dois avoir une grosse bosse. Mon front saigne. L'epicier me traine dans son arriere-boutique et appelle Police secours.
— Aidez ce pauvre garcon, exige une dame.
— C'est ma faute, reconnait Nathalie Kim.
Je voudrais lui affirmer que non, mais ma voix s'eteint, je ne peux plus parler.
184. LA CAVALERIE
C'est la fin. Dans ma main droite, l'epee d'amour n'a plus que l'allure d'un couteau suisse emousse. Dans ma main gauche, le bouclier d'humour ressemble a un napperon troue.
Que Marilyn et Freddy soient tombes parmi les anges dechus me navre. Comme au debut de la grande epopee thanatonautique, nous sommes seuls, Raoul et moi. Nous nous placons dos a dos face a la horde des ames errantes.
Igor sourit.
— TOI ET MOI ENSEMBLE CONTRE LES IMBECILES! claironne Raoul.
D'entendre notre vieux cri de ralliement me redonne de la vigueur. Mais pour combien de temps? Je m'effondre sous une moquerie de Marilyn. Igor leve haut son sabre de haine pour m'assener le coup fatal qui me fera basculer dans le camp adverse. Je vacille deja quand, subitement, j'apercois au loin une petite lueur qui ne cesse de grandir. C'est Edmond Wells qui surgit a la rescousse, accompagne de dix anges en pleine forme, et non des moindres: Jorge Luis Borges, John Lennon, Stefan Zweig, Alfred Hitchcock, Mere Teresa (qui ne sait plus quoi faire pour rester dans le coup), Lewis Carroll, Buster Keaton, Rabelais, Kafka, Ernst Lubitsch.
Ils envoient des boulets d'amour. Ils mitraillent des rafales d'humour. Les ames errantes reculent en desordre. Leurs moqueries ne me touchent plus. Mes mains retrouvent leur chaleur et, de nouveau, l'amour sort dru de ma paume comme une epee flamboyante. Par-dessus la melee, Edmond Wells me rappelle une maxime de son
Il s'immobilise, surpris.
Ca marche. Les ames errantes battent en retraite. Marilyn Monroe et Freddy Meyer basculent et regagnent nos rangs.
Edmond Wells s'avere un aspirateur chevronne d'ames errantes. Quelle classe! Un coup il tire, un coup il aspire, un coup il tire, un coup il aspire. Je n'aurais jamais imagine mon mentor si doue pour la bagarre. L'issue de cet Armageddon est proche. Bientot il ne reste plus devant nous que quelques fantomes parmi les plus farouches. Igor est toujours a leur tete.
— Tu ne m'auras pas! me lance mon ancien client. J'ai accumule suffisamment de hargne contre l'humanite pour resister a ton amour, Michael.
— C'est a voir.
Je lui rememore son precedent karma, quand il etait Felix Kerboz mon ami, premier des thanatonautes, deja en butte aux mauvais traitements de sa mere. Tant de malheur a travers le temps ravive sa fureur. Il change de couleur.
— Il a accumule trop de haine, l'amour ne peut plus le sauver, soupire Raoul.
Je ne baisse pas les bras.
Soudain, parmi les ennemis encore acharnes a notre perte, je distingue la mere de Felix-Igor. Elle vient de mourir d'une cirrhose du foie. La rage qu'elle eprouve contre le pere d'Igor l'a maintenue entre deux mondes, ame errante. C'est l'occasion unique. Je la lui designe. Furibond, il fonce vers elle pour un corps a corps sans merci. Leur haine mutuelle est feroce et, pourtant, aucun ne parvient a detruire l'autre. Nous profitons de la diversion pour expedier au Paradis les dernieres ames errantes, tant et si bien qu'a la fin de cette bataille d'Armageddon ne restent plus qu'Igor et sa mere, dechaines, mais epuises.
— Cela fait treize vies que ces deux-la se combattent, m'informe Edmond Wells.
Comme aucun d'eux ne parvient a prendre le dessus sur l'autre, a bout de forces, ils commencent a se parler. Ils s'accablent d'abord de reproches. Treize vies d'ingratitude et de traitrise, treize existences de coups bas et de soif de se nuire. De part et d'autre, la dette est lourde mais au moins, la, ils se parlent. Ils se regardent en face, d'egal a egal, et non plus d'enfant a adulte.
Apres la colere viennent la lassitude, puis les explications et, enfin, les excuses.
— Maman!
— Igor!
Ils s'etreignent. Comme quoi, il ne faut jamais desesperer.
— Maintenant, a toi de faire, Michael, dit mon ins tructeur. C'est d'une de tes ames qu'il s'agit.
J'aspire le fils et la mere a travers ma colonne vertebrale transparente et ils ressortent lumineux par le sommet de mon crane pour, ensemble, gagner le Paradis.
— Voila le premier de tes clients pret a etre juge, me signale Edmond Wells.
— Je dois monter tout de suite assister Igor?
— Non, tu as du temps. Il lui faut d'abord traverser les Sept Ciels et patienter dans la zone du Purgatoire. Des taches plus urgentes t'attendent. Depeche-toi, Michael, il y a du nouveau avec tes deux clients encore incarnes sur Terre.
185. ENCYCLOPEDIE
LA CONJURATION DES IMBECILES: En 1969, John Kennedy Toole ecrit un roman,
Swift ne croyait pas si bien dire.
Apres avoir vainement cherche un editeur, a trente-deux ans, ec?ure et las, Toole choisit de se suicider. Sa mere decouvre le corps de son fils, son manuscrit a ses pieds. Elle le lit, et estime injuste que son fils ne soit pas reconnu.
Elle se rend chez un editeur et assiege son bureau. Elle en bloque l'entree de son corps obese, mangeant sandwich sur sandwich et obligeant l'editeur a l'enjamber peniblement chaque fois qu'il gagne ou quitte son lieu de travail. Il est convaincu que ce manege ne durera pas longtemps mais Mme Toole tient bon. Face a tant d'opiniatrete, l'editeur cede et consent a lire le manuscrit tout en avertissant que, s'il le juge mauvais, il ne le publiera pas.
Il lit. Trouve le texte excellent. Le publie. Et
L'histoire ne s'arrete pas la. Un an plus tard, l'editeur publie un nouveau roman signe John Kennedy Toole,
Je me suis demande comment un homme mort de contrariete parce qu'il ne parvenait pas a faire publier son unique roman pouvait continuer a produire par-dela la tombe. En fait, l'editeur se reprochait tellement de ne pas avoir decouvert John Kennedy Toole de son vivant qu'il avait fait main basse sur les tiroirs de son bureau et publiait tout ce qu'il y trouvait, nouvelles et meme redactions scolaires.
Edmond Wells,