chambre ? Mon pere ne comprend pas ce que sa remarque innocente a declenche. Il voudrait bien s’excuser, mais il ne sait pas de quoi ni a qui. Il fronce les sourcils, et Saybrook lui chuchote quelque chose a l’oreille — tss ! Saybrook ! chuchoter en public, que dirait Emily Post ? — et il repond en rougissant jusque dans l’infrarouge :

— Peut-etre pourrions-nous commander du vin ?

Il le dit tout haut pour cacher sa confusion, et il appelle imperieusement un garcon-etudiant :

— Avez-vous du Chassagne-Montrachet 1969 ?

— Monsieur ? repond le garcon avec un visage sans expression.

On amene un seau a glace contenant une bouteille de Liebfraumilch a trois dollars, ce qu’ils ont de mieux a offrir, et mon pere paye avec un billet de cinquante tout neuf. La mere de Ned ouvre de grands yeux en voyant le billet. Les Steinfeld froncent les sourcils, pensant qu’il est en train de les snober. Un episode merveilleux, merveilleux. Un peu plus tard, Saybrook me prend a part et me dit :

— Ton pere est tres gene. S’il avait su qu’Eli est, euh !… attire par les garcons, il n’aurait pas fait cette remarque.

— Pas Eli, Eli est mono. C’est Ned.

Saybrook ne sait plus que penser. Elle croit que je me fiche d’elle. Elle voudrait me dire que mon pere et elle esperent bien que je ne baise pas avec eux, peu importe lequel, mais elle est trop bien elevee pour savoir comment exprimer cela. Elle se contente des trois minutes de conversation reglementaire, prend conge avec grace et retourne expliquer a mon pere le tout dernier twist. J’apercois les Steinfeld en train de conferer, angoisses, avec Eli, sans doute en train de lui faire la lecon parce qu’il partage l’appartement d’un morveux de gentil, et de l’avertir serieusement de ne pas frequenter ce petit faygeleh non plus, si ce n’est pas (oy ! veh !) trop tard. Ned et sa mere ont egalement des problemes de fosse entre les generations, un peu plus loin. Je capte quelques mots epars :

— Les s?urs ont prie pour toi… devant la Sainte Croix… neuvaine… rosaire… ton pere qui est au ciel… noviciat… jesuite… jesuite… jesuite…

A l’ecart, il y a Oliver. Tout seul. Il regarde. Il sourit, de son sourire venusien. Un visiteur sur la Terre, notre Oliver. L’homme des soucoupes volantes.

Je donnerais Oliver comme l’esprit le plus profond du groupe. Il n’en sait pas autant qu’Eli, il n’a pas la meme apparence brillante, mais son intelligence est plus puissante, j’en suis convaincu. C’est aussi le plus etrange d’entre nous, parce qu’en surface il parait si sain et si normal, et qu’en realite il ne l’est pas du tout. Eli est celui de nous qui a l’esprit le plus vif, et c’est aussi le plus complexe, le plus tourmente. Ned joue au faible, au delicat, mais ne le sous-estimez surtout pas : il sait parfaitement ce qu’il veut, et il s’arrange toujours pour l’obtenir. Et moi ? Qu’y a-t-il de particulier a dire sur moi ? Le bon vieux fils a papa. La famille, les relations, les clubs. En juin, je passe mes examens ; et, apres ca, a moi la belle vie ! Appele dans l’U.S. Air Force pour faire mon service, oui, mais pas d’operations de combat — tout est deja arrange, nos genes sont trop precieux pour etre gaspilles — et, apres ca, je me degote une debutante episcopalienne certifiee vierge et appartenant a l’une des Cent Familles, et je m’etablis en gentleman respectable. Jesus ! Heureusement que le Livre des Cranes d’Eli n’est qu’un ramassis de conneries superstitieuses, parce que je finirais par m’emmerder a mort au bout de vingt ans.

XV

OLIVER

Quand j’avais seize ans, je pensais souvent au suicide. Honnetement. Ce n’etait pas un faux-semblant, une attitude d’adolescent romantique, l’expression de ce qu’Eli appellerait une personnalite bien marquee. C’etait une position philosophique authentique, si je puis me permettre d’employer un terme si impressionnant, a laquelle j’etais arrive par un cheminement logique et rigoureux.

Ce qui m’avait conduit a envisager le suicide, c’etait, par-dessus tout, la mort de mon pere a trente-six ans. Je voyais cela comme une tragedie insupportable. Non pas que mon pere fut de quelque facon que ce soit un etre humain special, excepte pour moi. Ce n’etait qu’un paysan du Kansas, apres tout. Leve a cinq heures du matin, couche a neuf heures du soir. Aucune education digne d’etre mentionnee. Tout ce qu’il lisait, c’etait le journal du comte, et quelquefois la Bible, bien que la plus grande partie de celle-ci passat au-dessus de sa tete. Mais il travailla dur tout au long de sa breve existence. C’etait un brave homme, un homme vertueux. La terre avait d’abord appartenu a son pere, et mon pere l’avait travaillee depuis l’age de dix ans, a part quelques annees qu’il avait passees a l’armee. Il avait rentre ses recoltes, il avait amorti ses dettes, il gagnait sa vie, plus ou moins ; il avait meme achete vingt hectares de plus, et songeait a s’agrandir encore. Entre-temps, il s’etait marie, il avait donne du plaisir a une femme, il avait engendre des enfants. C’etait un homme simple — il n’aurait jamais rien compris de ce qui s’est passe dans ce pays dans les dix annees qui ont suivi sa mort — mais il etait brave, a sa maniere honnete, et il avait gagne le droit de connaitre une vieillesse heureuse. Assis sur sa veranda, tirant des bouffees de sa pipe, partant a la chasse en automne, laissant faire a ses enfants les travaux trop extenuants, il aurait regarde grandir ses petits-enfants. Mais il n’arriva pas a une vieillesse heureuse. Il n’arriva meme pas a un age moyen. Le cancer s’installa dans ses tripes et il mourut rapidement. Il mourut douloureusement, mais vite.

Cela me fit reflechir. Si c’est pour etre enleve comme ca, si c’est pour vivre toute sa vie en sachant qu’on est sous le coup d’une condamnation a mort, mais ignorant a quel moment elle sera appliquee, alors, a quoi bon exister ? Pourquoi donner a la Mort la satisfaction de venir vous chercher au moment ou vous l’attendez le moins ? Tirez-vous, tirez-vous le plus rapidement possible. Evitez l’ironie d’etre balaye comme punition pour avoir fait quelque chose de votre existence.

Le but de mon pere dans la vie, si je l’ai bien interprete, etait de rester dans les voies du Seigneur et d’amortir l’hypotheque de sa terre. Il avait reussi sur le premier point, et n’etait pas loin du succes sur le second. Mon but a moi etait plus ambitieux : acquerir une education, m’elever au-dessus de la poussiere des champs, devenir un docteur, un savant. N’est-ce pas grandiose ? Le prix Nobel de medecine au docteur Oliver Marshall, qui s’est hisse a la force du poignet au-dessus de la fosse a purin pour nous servir d’exemple et d’inspiration. Mais mon but etait-il different autrement que par le degre de celui de mon pere ? Ce a quoi cela se resumait pour tous les deux, c’etait une vie de dur et honnete labeur.

Je n’etais pas capable d’affronter cela. Economiser, passer des examens, etre candidat a des bourses, apprendre le latin et l’allemand, l’anatomie, la physique, la chimie, la biologie, m’echiner sur des travaux plus durs que tout ce qu’avait connu mon pere — et tout ca pour mourir ? Mourir a quarante-cinq, cinquante-cinq, soixante- cinq ou meme, comme mon pere, a trente-six ans ? Vous etes tout juste pret a commencer a vivre, et deja il est l’heure de partir. Pourquoi donc se donner tout ce mal ? Pourquoi accepter l’ironie ? Voyez le president Kennedy : tout ce deploiement d’energie et d’adresse pour se hisser a la Maison-Blanche, et ensuite une balle dans le crane. La vie est un gaspillage. Plus vous reussissez, plus la mort est amere. Moi avec mes ambitions, mes impulsions, tout ce que je me preparais, c’etait une chute plus grande que la plupart des autres. Puisque de toute facon il me fallait mourir un jour, j’avais resolu de frustrer la Mort en m’en allant volontairement avant de me voir inexorablement entraine vers la sinistre plaisanterie qui m’attendait au bout.

C’est ce que je me disais quand j’avais seize ans. Je me faisais des listes des differentes facons de passer l’arme a gauche. Me taillader le poignet ? Ouvrir le robinet du gaz ? Me mettre la tete dans un sac en plastique ? Esquinter ma bagnole ? Marcher sur de la glace fine en janvier ? J’avais cinquante projets differents. Je les classais par ordre de preference. Je les reclassais. Je mettais d’un cote les morts rapides et violentes, et de l’autre les morts lentes et sans douleur. Pendant la moitie d’une annee, peut-etre, j’etudiai le suicide comme Eli etudie les verbes irreguliers. Deux de mes grands-parents moururent au cours de ces six mois. Mon chien mourut. Mon frere aine fut tue a la guerre. Ma mere eut sa premiere crise cardiaque serieuse, et le docteur me confia en secret qu’elle n’en avait pas pour un an a vivre. Il ne se trompait pas. Tout cela ne faisait que renforcer ma decision d’en finir. Tire-toi, Oliver ; tire-toi avant que la tragedie de la vie se rapproche encore un peu plus ! Tu mourras, comme les autres ; aussi, pourquoi mendier un sursis ? Pars maintenant. Pars maintenant. Epargne-toi un tas d’ennuis.

Assez curieusement, mon interet pour le suicide s’etiola rapidement, bien que ma philosophie n’ait jamais reellement change. Je ne dressais plus de listes des differentes manieres de me tuer. Je faisais des projets, au

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