lieu d’envisager ma mort dans les semaines a venir. Je decidai de lutter contre la Mort au lieu de m’abandonner a elle. J’irais a l’universite, je deviendrais un savant, j’apprendrais tout ce que je pourrais, et peut-etre aurais-je un jour le pouvoir de repousser un peu les frontieres de la Mort. Maintenant, je sais que je ne me tuerai jamais. Jamais plus je n’aurai cette idee. Je me battrai jusqu’au bout. Et si la Mort vient me rire au visage, je lui rirai au sien. Et, apres tout, si le Livre des Cranes n’etait pas une plaisanterie ? Imaginez qu’il existe vraiment une issue ! J’aurais ete malin si je m’etais taillade le poignet il y a cinq ans.

J’ai du conduire pendant six cents kilometres aujourd’hui, et il n’est meme pas midi. Les routes ici sont formidables : larges, droites, desertes. Amarillo n’est plus tres loin. Et, ensuite, Albuquerque. Puis Phoenix. Et, apres, c’est la decouverte.

XVI

ELI

Quel drole d’aspect a le monde par ici. Le Texas. Le Nouveau-Mexique. Des paysages lunaires. Qu’est-ce qui a pu pousser des gens a vouloir s’etablir dans un pays semblable ? Rien que des plateaux rabougris, marron, des plantes basses, verdatres, poussiereuses. Des montagnes pelees, mauves, se dressent contre le bleu de l’horizon comme des chicots erodes. Je croyais que les montagnes dans l’Ouest etaient plus hautes que ca. Timothy, qui est alle partout, dit que les vraies montagnes sont au Colorado, dans l’Utah, en Californie. La, ce ne sont que des collines, quinze cents, deux mille metres d’altitude. Ca m’a fait un drole d’effet. La montagne la plus elevee a l’est du Mississippi est le Mount Mitchell, en Caroline du Nord, quelque chose comme deux mille deux cents metres. J’ai perdu un pari la-dessus quand j’avais dix ans, et je ne risque pas de l’oublier. La plus haute montagne que j’avais vue avant de faire ce voyage etait le Mount Washington, deux mille cent metres, dans le New Hampshire, ou mes parents m’avaient emmene la seule annee ou nous n’etions pas alles dans les Catskills. (J’avais parie sur le Mount Washington, et j’avais perdu.) Et la, autour de moi, j’avais des montagnes de la meme taille, et c’etaient de simples collines. Peut-etre meme qu’elles n’ont pas de nom. Le Mount Washington se dressait dans le ciel comme un arbre geant sur le point de s’abattre sur moi et de m’ecraser. Bien sur, ici le panorama est plus large, et les montagnes sont rapetissees par la perspective immense.

L’air est vif et glace. Le ciel est d’un bleu limpide incroyable. C’est le pays de l’Apocalypse. Je m’attends a chaque instant a entendre l’echo d’une sonnerie de trompettes venant des « collines ». Nous pouvons faire cinquante, soixante kilometres sans voir une seule habitation : rien que des lievres et des ecureuils. Les villes elles-memes semblent toutes neuves : les stations d’essence, les alignements de motels, les petites maisons rectangulaires en aluminium dont on croirait qu’elles peuvent etre remorquees par une automobile pour etre transportees ailleurs (c’est probablement le cas). Par contre, nous avons depasse deux pueblos, anciens de six ou sept cents ans, et il y en aura davantage. L’idee qu’il y a ici des Indiens, de vrais Indiens en chair et en os, exalte mon esprit d’enfant de Manhattan. Il ne manquait pas d’Indiens dans les films en technicolor que j’allais voir tous les samedis apres-midi pendant des annees au coin de Broadway et de la 73e Rue, mais je n’etais pas dupe, je savais que c’etaient des Portoricains, ou meme des Mexicains, pares de plumes de pacotille. Les vrais Indiens appartenaient au XIXe siecle, ils etaient morts depuis longtemps, il n’en restait plus aucun, excepte sur les pieces de cinq cents, avec le bison de l’autre cote, et ou est-ce qu’on en trouve encore ? (Ou est-ce qu’on trouve encore des bisons ?) Les Indiens etaient archaiques, les Indiens etaient une race eteinte, pour moi ils etaient a classer aux cotes des mastodontes, du tyrannosaure, des Sumeriens et des Carthaginois. Mais non, me voila maintenant dans l’Ouest sauvage pour la premiere fois de ma vie, et l’homme a la figure plate et au teint de parchemin qui nous a vendu une biere tout a l’heure dans une epicerie etait un Indien, et le gamin joufflu qui nous a fait le plein etait un Indien, et ces huttes de pise la-bas, de l’autre cote du Rio Grande, sont habitees par des Indiens, meme si on apercoit une foret d’antennes de television qui s’elevent au- dessus des toits. Regardez les Indiens ! Regardez les cactus geants ! Regardez l’Indien qui conduit une Volkswagen ! Regardez Ned qui fait une queue de poisson a l’Indien ! Ecoutez l’Indien qui klaxonne comme un dingue !

J’ai l’impression que notre engagement dans cette expedition s’est affermi depuis que nous avons atteint l’oree du desert. Le mien, en tout cas. L’horrible journee de doute, quand nous traversions le Missouri, parait aussi eloignee maintenant que les dinosaures. Je sais a present (et comment puis-je le savoir ?) que ce que j’ai lu dans le Livre des Cranes est reel, et que ce que nous sommes venus chercher en Arizona est reel, et que, si nous perseverons, nous trouverons ce que nous desirons. Oliver le sait, egalement. Une curieuse intensite est apparue en lui depuis ces derniers jours. Oh ! elle a toujours ete la, cette tendance a la monomanie ! Mais il s’arrangeait mieux pour la dissimuler. Maintenant, assis devant son volant dix ou douze heures par jour, n’arretant que lorsque nous l’y forcons virtuellement, il ne peut plus cacher que rien n’est plus urgent et important pour lui que d’atteindre notre destination et de se soumettre aux disciplines des Gardiens des Cranes. Meme nos deux incroyants semblent gagnes par la contagion. Ned oscille entre l’acceptation totale et le refus total, comme toujours, et il defend souvent les deux attitudes a la fois ; il se moque de nous, il nous excite, et cependant il etudie les cartes et les kilometrages comme si lui aussi etait saisi d’impatience. Ned est le seul type que je connaisse qui soit capable d’assister a une messe blanche au lever du soleil et a une messe noire a minuit sans pour autant eprouver un sentiment d’incongruite quelconque, et en se livrant avec une egale ferveur a chacun des deux rites. Timothy seul reste distant, gentiment moqueur, et proteste que c’est seulement pour faire plaisir a ses originaux d’amis qu’il a entrepris ce voyage. Mais dans quelle mesure n’est-ce pas une simple facade, une demonstration de flegme aristocratique ? Plus qu’un peu, je suppose, Timothy a peut-etre moins de raisons que le reste d’entre nous d’aspirer a des prolongations de vie metaphysiques, car sa propre existence telle qu’elle se presente maintenant lui offre une infinite de possibilites, ses ressources financieres etant ce qu’elles sont. Mais l’argent n’est pas tout, et meme si vous avez herite de toute la fortune de Fort Knox, il y a une limite a ce qu’on peut faire dans une courte vie humaine. Je crois qu’il est tente par la vision du monastere des Cranes. Qui ne le serait pas ?

Avant d’arriver a notre destination, demain, apres-demain, je crois que nous aurons atteint cette cohesion a quatre cotes que le Livre des Cranes designe sous le nom de Receptacle : c’est-a-dire, un groupe de candidats. Esperons-le. C’est l’annee derniere, je crois, qu’on avait tant parle de ces etudiants du Middle West qui avaient fait un pacte pour se suicider ? Oui. Eh bien, un Receptacle peut etre considere comme l’antithese philosophique d’un pacte suicidaire. Tous les deux representent une manifestation d’alienation de la societe actuelle. Je rejette votre monde repugnant, disent les membres du pacte suicidaire ; par consequent, je choisis de mourir. Je rejette votre monde repugnant, disent les membres du Receptacle ; par consequent, je choisis de ne jamais mourir, et j’espere que je vivrai pour voir des jours meilleurs.

XVII

NED

Albuquerque. Ville sinistre, des kilometres de faubourgs, une file sans fin de motels criards le long de la route 66, une vieille ville touristique minable perdue au bout du monde. Si vous voulez faire du tourisme dans l’Ouest, allez au moins voir Santa Fe, avec ses boutiques d’adobe, ses rues en pente, ses quelques restes authentiques du passe colonial espagnol. Mais nous n’allons pas dans cette direction. Nous quittons ici la route 66, finalement, pour prendre vers le sud par la 85 et la 25, presque a la frontiere du Mexique, jusqu’a Las Cruces, ou nous rejoignons la route 70, qui nous conduit droit a Phoenix. Combien de temps avons-nous roule jusqu’ici ? Deux jours, trois, quatre ? J’ai perdu la notion du temps a force de rester assis a regarder Oliver conduire. Parfois, c’est Timothy qui le relaye, ou moi, et les roues mordent dans mon ame, le carburateur crache dans mes tripes, et la separation entre vehicule et passagers disparait. Nous faisons tous partie de ce monstre ronflant qui fonce vers l’ouest. L’Amerique git, terrassee, derriere nous. Chicago n’est plus qu’un souvenir. Saint Louis un mauvais reve. Joplin, Springfield, Tulsa, Amarillo… irreels, sans substance. Un continent de visages etroits et d’ames retrecies. Cinquante millions de cas de crampes menstruelles aigues font irruption dans l’Est, et rien ne nous indiffere davantage. Une epidemie d’ejaculations precoces envahit les grandes agglomerations urbaines. Tous les males

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