plus vite que notre bataillon de chercheurs ne pouvait les assimiler. Dans un tel systeme, certains articles sont necessairement laisses de cote, inondes par le torrent des nouvelles acquisitions, et demeurent finalement oublies, caches, perdus. Nous avons des rayons entiers de documents cuneiformes, sumeriens ou babyloniens, la plupart d’entre eux mis au jour lors de nos fameuses fouilles de Mesopotamie, de 1902 a 1905 ; nous avons des quantites de papyrus intouches des dernieres dynasties, des kilos de materiaux provenant de synagogues irakiennes, et pas seulement des rouleaux de Torah, mais aussi des contrats de mariage, des decisions judiciaires, des baux, de la poesie ; nous avons des baguettes gravees en bois de tamaris des cavernes de Tun-Huang, ancien don neglige d’Aurel Stein ; nous avons des caisses d’archives paroissiales des chateaux du Yorkshire ; nous avons des fragments de manuscrits precolombiens, et des liasses de cantiques et de messes ayant appartenu aux monasteres pyreneens du XIVe siecle. Si ca se trouve, notre bibliotheque possede peut-etre la pierre de Rosette qui permet de dechiffrer les secrets du manuscrit de Mohenjo-Daro, ou bien le manuel de grammaire etrusque de l’empereur Claude. Elle contient peut-etre, incognito, les memoires de Moise ou le journal de saint Jean-Baptiste. Ces decouvertes, si elles sont faites un jour, reviendront a d’autres fouineurs dans les caves obscures du batiment central de la bibliotheque. Moi, je me contente d’avoir trouve le
Je ne le cherchais pas du tout. Je n’en avais jamais entendu parler, meme. J’avais reussi a obtenir la permission de fouiller dans les caves a la recherche d’une collection de manuscrits catalans de poesie mystique du XIIIe siecle, achetes en principe au fournisseur d’antiquites barcelonais Jaime Maura Gudiol en 1893. Le professeur Vasquez Ocana, avec qui je suis cense collaborer pour une serie de traductions du catalan, avait entendu parler du tresor de Maura par son professeur a lui, trente ou quarante annees auparavant, et il avait le vague souvenir d’avoir eu en main quelques-uns des manuscrits authentiques. En consultant des fiches de bibliotheque a l’encre sepia a moitie delavee, je reussis par decouvrir a quel endroit de la reserve la collection Maura avait des chances de se trouver, et je descendis explorer les caves. Lumiere parcimonieuse. Coffres cadenasses. Une infinite de classeurs en carton. La poussiere me fait tousser. J’ai les doigts noirs, le visage souille. Encore un carton, et je laisse tomber. Et puis : une reliure de carton rouge contenant un manuscrit finement enlumine sur velin de belle qualite. Un titre richement orne :
La page contenait le premier paragraphe du texte, dont les autres lignes n’etaient pas aussi faciles a dechiffrer que l’incipit. Au bas de la page et le long de la marge gauche s’alignaient huit cranes humains magnifiquement enlumines, chacun separe du voisin par une bordure de colonnes et une petite voute romane. Un seul crane avait sa machoire inferieure. Un autre etait incline sur le cote. Mais tous etaient grimacants, et il y avait quelque chose de mauvais dans leurs orbites sombres. Ils semblaient dire, d’au-dela de la tombe :
Je m’assis sur un coffre de vieux parchemins et commencai a feuilleter le manuscrit. Une douzaine de pages, toutes ornees des grotesqueries de la tombe — femurs croises, pierres tombales renversees, un ou deux pelvis, et partout des cranes, des cranes, des cranes. Le traduire comme ca etait une tache hors de portee pour moi ; une grande partie du vocabulaire m’etait obscure, car elle n’etait ni en latin ni en catalan, mais dans une espece de langage intermediaire et flou. Cependant, la signification generale de ma decouverte s’imposa rapidement a moi. Le texte etait adresse a un quelconque prince par le superieur d’un monastere place sous sa protection et consistait essentiellement en une invitation a se retirer des affaires mondaines pour partager les « mysteres » de l’ordre monastique. Les disciplines des moines, disait le superieur, etaient toutes orientees vers la defaite de la Mort, par quoi il entendait non le triomphe de l’esprit dans l’autre monde, mais bien le triomphe du corps dans celui-ci.
Une heure de labeur acharne me livra les passages suivants :
Il y en avait encore : dix-huit Mysteres en tout, plus une peroraison en vers absolument opaques. J’etais captive. C’etait la fascination intrinseque du texte qui me saisissait, sa sombre beaute, ses sinistres enluminures, ses rythmes de gong, plutot qu’un rapprochement immediat avec ce monastere de l’Arizona. Sortir le manuscrit de la bibliotheque etait chose impossible, bien sur, mais je le remontai, emergeant des souterrains tel le fantome poussiereux de Banquo, et pris mes dispositions pour qu’on me reserve une table privee dans un coin tranquille. Puis je rentrai et me douchai sans dire un mot a Ned de ce que j’avais decouvert, bien que mon trouble lui fut certainement visible. Je retournai ensuite a la bibliotheque, arme d’une liasse de papier, d’un stylo et de mes dictionnaires personnels. Le manuscrit etait deja pose sur la table que j’avais reservee. Jusqu’a dix heures ce soir- la, l’heure de la fermeture, je m’echinai sur mon texte a la lueur d’une mechante ampoule. Il n’y avait pas le moindre doute : ces Espagnols pretendaient posseder une technique ouvrant la porte de l’immortalite. Le manuscrit ne faisait aucune allusion a la methode utilisee, mais insistait pour dire qu’elle etait efficace. Une grande partie du symbolisme tournait autour du crane-derriere-le-visage. Pour un culte oriente vers la vie, je trouvais qu’ils attachaient beaucoup d’importance a l’imagerie de la tombe. Peut-etre etait-ce la la discontinuite necessaire, le sens des juxtapositions choquantes dont Ned fait tellement etat dans ses theories esthetiques. Le texte laissait clairement entendre que certains moines adorateurs des cranes, sinon tous, avaient vecu pendant des siecles (voire des millenaires ? Un passage ambigu du Seizieme Mystere semblait impliquer une lignee plus ancienne que celle des pharaons). Cette longevite leur avait evidemment attire les ressentiments des mortels autour d’eux, les paysans, bergers et barons, et, a plusieurs reprises, ils avaient ete obliges d’etablir ailleurs leur quartier general, toujours a la recherche d’un endroit ou pratiquer en paix leurs exercices.
Trois jours de penible travail me donnerent finalement une traduction a peu pres sure d’environ 85 pour 100 du texte, et une connaissance suffisante du reste. Je menai tout seul le travail a bien, a l’exception de quelques phrases particulierement indechiffrables pour lesquelles je dus demander l’avis du professeur Vasquez Ocana, sans toutefois lui reveler la nature exacte de mon travail. (Quand il me demanda si j’avais trouve les manuscrits de Maura Gudiol, je repliquai vaguement n’importe quoi.) Arrive a ce stade, je considerais encore toute l’histoire comme un conte de fees charmant. J’avais lu