traduction dans Speculum, par exemple, avec un commentaire approprie sur la croyance medievale a l’immortalite et des references au mythe de Prester John, a Sir John Mandeville et aux romans d’Alexandre. La Fraternite des Cranes, les Gardiens qui en sont les grands-pretres, l’Epreuve qui doit etre subie par quatre candidats a la fois, parmi lesquels deux seulement ont le droit de survivre, l’allusion aux anciens mysteres transmis au cours des millenaires — tout cela aurait pu etre le sujet d’un conte de Scheherazade, vous ne trouvez pas ? Je pris la peine d’eplucher soigneusement la version de Burton en seize volumes des Mille et Une Nuits, pensant que c’etaient peut-etre les Maures qui avaient introduit cette histoire de cranes en Catalogne aux environs du VIIIe ou du IXe siecle. Mais non. Quelle que soit ma decouverte, elle ne constituait pas un fragment flottant des Mille et Une Nuits. Peut-etre une partie du cycle de Charlemagne ? Ou quelque recit-roman anonyme ? Je consultai d’enormes repertoires de la mythologie medievale. Sans resultat. Je remontai les siecles. Je devins, en l’espace d’une semaine, un expert sur la litterature de l’immortalite et de la longevite. Tithon, Mathusalem, Gilgamesh, l’Uttarakurus et l’arbre de Jambu, le pecheur Glaukus et les immortels taoistes. Oui, toute la bibliographie. Et puis, l’eclair d’intuition, le coup de poing sur le front, le cri qui fit tourner toutes les tetes dans la salle de lecture. L’Arizona ! Des moines venus du Mexique, et avant d’Espagne ! Les frises de tetes de morts ! J’allai chercher de nouveau cet article paru dans le supplement du dimanche. Je le relus dans un etat tout proche du delire. C’est bien ca.
« Il y a des cranes dans tous les coins, grimacants, menacants, en haut-relief ou en ronde- bosse… Les moines sont maigres, debordants de vie interieure… Celui a qui j’ai parle… aurait pu avoir trente ans comme trois cents ans. Impossible a dire. »
« Que vous etes encore en vie, pere Perrault. » Mon ame stupefaite se retracta. Pouvais-je croire a de telles choses ? Moi, le sceptique, le railleur, le materialiste, le pragmatiste ? L’immortalite ? Un culte vieux comme le temps ? Une chose pareille pouvait-elle exister ? Les Gardiens des Cranes vivant au milieu des cactus. Ni un mythe medieval, ni une legende, mais une institution qui a survecu meme a notre epoque mecanisee, a la portee de n’importe qui desireux d’entreprendre le voyage. Je pouvais etre candidat si je voulais. Eli Steinfeld, vivant pour assister a l’aube du XXXVIe siecle. La chose etait au-dela de toute plausibilite. Je rejetai le rapprochement entre le manuscrit et l’article de journal comme une folle coincidence ; puis, a force de mediter, je rejetai mon refus, et je m’acheminai peu a peu vers l’acceptation. Il m’etait necessaire d’accomplir un acte de foi formel, le premier que j’aie jamais accompli, pour commencer a accepter une telle idee. Je m’obligeai a admettre l’idee de l’existence de puissances exterieures a la comprehension de la science contemporaine. Je m’obligeai a me defaire d’une vieille habitude d’ignorer l’inconnu tant qu’il n’a pas ete officiellement etaye par des preuves rigoureuses. Je rejoignis joyeusement les rangs des soucoupistes, des atlanteistes et des scientologistes, celui des defenseurs de la terre plate et de Charles Fort, celui des macrobioticiens et des astrologues, celui des legions de credules dont la compagnie m’avait rarement mis a l’aise jusqu’a present. Au moins, j’acquis la foi. Une foi totale, mais qui n’excluait pas la possibilite d’une erreur. J’y croyais. J’en parlai a Ned, puis quelque temps apres a Oliver, et a Timothy. Agitant la carotte sous le bout de leur nez. La vie eternelle nous t’offrons. Et maintenant nous sommes a Phoenix. Les palmiers, les cactus, le chameau devant le motel. Nous sommes arrives. Demain, nous commencons la phase finale de notre quete du monastere des Cranes.
Peut-etre que j’ai un peu exagere avec cette histoire d’auto-stoppeur. Je ne sais pas. Je n’y comprends plus rien. Habituellement, mes motivations sont toujours limpides, claires comme du cristal. Mais pas cette fois-ci. Le pauvre Ned ne devait plus savoir ce qui lui arrivait quand j’ai commence a hurler. Eli m’a engueule, ensuite, disant que je n’avais pas le droit de m’opposer a sa libre decision de venir en aide a un etre humain. C’est Ned qui conduisait, c’etait son droit de s’arreter. Meme Timothy, qui m’a soutenu sur le moment, m’a dit plus tard qu’il pensait que j’etais alle trop loin. Le seul qui n’ait fait aucun commentaire ce soir-la, c’est Ned, mais je savais qu’il y pensait encore.
Pourquoi ai-je fait ca, je me le demande. Je ne pouvais pas etre a ce point presse d’arriver au monastere. Meme si l’auto-stoppeur nous avait devies d’un quart d’heure de notre route, qu’est-ce que ca pouvait faire ? Piquer une crise pour un quart d’heure, alors que nous avions l’eternite qui nous attendait ? Non, ce n’etait pas la perte de temps qui m’emmerdait. Ce n’etait pas non plus ces conneries de Charles Manson. C’etait quelque chose de plus profond, et je le sais bien.
Juste au moment ou Ned ralentissait pour faire monter le hippie, j’ai eu une intuition. Ce hippie est une tante, me suis-je dit. Juste comme ca. Ce hippie est une tante. Ned l’a repere, avec ce sixieme sens que ceux de son espece semblent posseder. Ned l’a repere, me suis-je dit, et il veut l’emmener au motel avec lui ce soir. Je dois etre honnete avec moi-meme. C’est ce que j’ai pense. Avec l’image de Ned et du hippie au lit ensemble, s’embrassant, haletant, roulant l’un sur l’autre, se caressant, faisant tout ce que les homosexuels aiment faire. Je n’avais aucune raison de penser une chose pareille. Le hippie etait semblable aux cinq millions d’autres : pieds nus, cheveux demesures, gilet boucle, jeans decolores. Qu’est-ce qui me faisait croire que c’etait une tante ? Et meme si c’en etait une ? Est-ce que Timothy et moi nous n’avons pas racole des filles a New York et a Chicago ? Pourquoi Ned n’aurait-il pas le droit de se livrer a son sport favori ? Est-ce que j’ai quelque chose contre les homosexuels ? Un de mes camarades de chambre n’en est-il pas un ? Un de mes meilleurs copains. Je savais a quoi m’en tenir sur Ned quand il est venu vivre avec nous. Je m’en foutais, du moment qu’il ne me faisait pas d’avances. Je l’aimais pour lui-meme, je ne m’interessais pas a ses gouts sexuels. Et pourquoi cet acces soudain de bigoterie sur la route ? Reflechis-y, Oliver. Penses-y.
Tu etais jaloux, peut-etre. Hein ? As-tu songe a cette possibilite, Oliver ? Peut-etre que tu ne voulais pas voir Ned aller avec quelqu’un d’autre ? Voudrais-tu examiner cette idee un instant ?
D’accord. Je sais qu’il s’interesse a moi. Depuis longtemps. Ce regard de petit chien quand il me devisage a la derobee, cet air songeur — je sais ce que ca signifie. Non pas qu’il m’ait jamais fait des propositions. Il a trop peur pour ca, trop peur de briser une amitie utile en franchissant la barriere. Mais tout de meme, le desir est la. Est-ce que j’ai fait le chien du jardinier, alors, en n’accordant pas a Ned ce qu’il veut de moi, et en l’empechant aussi de l’avoir de ce hippie ? Quel foutu bordel, cette histoire. Il va falloir que je repense a tout ca en detail. Ma reaction quand Ned a commence a ralentir. Les hurlements. L’hysterie. Visiblement, un mecanisme s’est declenche en moi. Il faut que j’y repense. Que je mette tout ca au clair. Ca me fait peur. J’ai peur de decouvrir sur moi quelque chose que je ne tiens pas a savoir.
Nous voila transformes en detectives. Ratissant Phoenix pour essayer de decouvrir la trace du monastere. Je trouve ca amusant : venir de si loin pour etre incapable d’operer la jonction finale. Mais tout ce qu’Eli possede, c’est cette coupure de journal qui situe le monastere « pas tres loin au nord de Phoenix ». C’est grand, ca, tout de meme, « pas tres loin au nord de Phoenix ». Ca couvre tout le territoire entre ici et le Grand Canyon, d’un bout de l’Etat a l’autre. Nous ne pouvons pas nous en sortir tout seuls. Apres le petit dejeuner, ce matin, Timothy est alle montrer la coupure d’Eli a l’employe de la reception. Eli se sentait trop timide, trop etranger, pour y aller lui- meme. Le type n’avait jamais entendu parler d’aucun monastere nulle part, mais il nous conseillait de nous adresser aux bureaux du journal, juste en face de l’autre cote de la rue. Ledit journal, paraissant l’apres-midi, n’ouvrait pas boutique avant neuf heures, et comme nous vivions encore sur l’heure de l’Est, nous nous etions leves tres tot ce matin. Il n’etait que huit heures et quart. Nous musames dans les rues de la ville pour tuer les quarante-cinq minutes qui manquaient, regardant les boutiques de barbiers, les kiosques a journaux, les devantures des magasins ou l’on vendait des poteries indiennes et des accessoires pour cow-boys. Le soleil etait deja fort, et le thermometre d’un gratte-ciel bancaire annoncait une temperature de 22 degres. La journee