pas », disent-elles. « Ne me touchez pas, ou vous le regretterez. » J’aurais voulu me trouver autre part. Mais nous marchons, nous marchons, nous marchons. J’echangerais l’Arizona contre le Sahara, donnant, donnant, avec en prime la moitie du Nouveau-Mexique pour adoucir le marche. Combien de temps encore ? Combien, de degres ? Merde, merde, merde, merde, merde !

— He ! regardez ! s’ecrie Eli en montrant quelque chose du doigt. A gauche du sentier, a moitie cache derriere un enchevetrement de chollas : un gros rocher rond, aussi large que le torse d’un homme, une pierre rugueuse et sombre qui differe par sa texture et sa composition du gres local couleur de chocolat. C’est de la roche volcanique, du balsate, du granit ou de la diabase, une des quatre. Eli s’accroupit a cote du rocher, ramasse un morceau de bois mort et commence a repousser le cactus. « Vous voyez ? » dit-il. « Les yeux ? Le nez ? » Il a raison. On distingue des orbites creuses, la cavite triangulaire du nez et, au niveau du sol, une rangee d’immenses dents, le maxillaire superieur, a demi enfonce dans le sol sablonneux.

Un crane.

Il semble vieux d’un millier d’annees. On voit les traces d’un travail delicat, indiquant les pommettes, les arcades sourcilieres et d’autres traits ; mais la plupart ont ete obliteres par le temps. C’est bien un crane, cependant. Cela ne fait aucun doute. C’est un repere qui nous indique que ce que nous cherchons n’est plus tres loin — ou peut-etre qui nous avertit de nous en retourner maintenant, avant qu’il ne soit trop tard. Eli reste un long moment a etudier le crane. Oliver et Ned egalement. Ils semblent fascines. Un nuage passe au-dessus de nos tetes, assombrissant le rocher, changeant ses contours, et j’ai l’impression maintenant que les yeux vides se sont tournes vers nous et nous contemplent. La chaleur doit me faire divaguer. Eli commente :

— Il est probablement precolombien. Ils l’ont amene avec eux du Mexique, j’imagine.

Nous scrutons la brume de chaleur. Les grands saguaros, comme des colonnes, nous barrent l’horizon. Il faut passer au milieu d’eux. Et plus loin ? Le monastere lui-meme, sans doute. Soudain, je me demande ce que je fais ici, comment j’ai pu me laisser convaincre de participer a cette folie. Ce qui me paraissait une plaisanterie, un canular, semble beaucoup trop reel, maintenant.

Ne jamais mourir. Quelle connerie ! Comment de telles choses peuvent-elles exister ? Nous allons perdre des jours entiers ici pour essayer de le decouvrir. Une aventure completement cinglee. Des cranes au milieu de la route. Des cactus. La chaleur etouffante. La soif. Deux doivent mourir pour que deux puissent vivre. Tout le fatras mystique d’Eli se trouve maintenant condense pour moi dans ce gros bloc de pierre noire, si tangible, si indeniable. Je me suis engage dans quelque chose qui echappe totalement a mon entendement, et qui recele peut-etre du danger pour moi. Mais maintenant, il est trop tard pour reculer.

XXII

ELI

ET s’il n’y avait pas eu de monastere ? Si nous etions arrives au bout du chemin pour ne trouver qu’un mur impenetrable d’epines et de cactus ? J’avoue que je m’attendais un peu a ca. Toute l’expedition un echec, un fiasco de plus a porter au compte d’Eli, le schmeggege. Le crane au bord du chemin, un faux indice ; le manuscrit, une fable insensee ; l’article dans le journal, un canular ; la croix sur notre carte, une bonne farce. Rien d’autre devant nous que des cactus et des mesquites, un desert tourmente, une fosse ou meme les cochons ne daignent pas chier, qu’est-ce que j’aurais fait, alors ? Je me serais tourne avec beaucoup de dignite vers mes trois compagnons fatigues, et je leur aurais dit : « Messieurs, je me suis trompe, et vous avez ete induits en erreur. Nous avons pourchasse une chimere. » Avec un demi-sourire d’excuse au coin des levres. Et ils se saisissent de moi tranquillement, sans mechancete, ayant su depuis le debut que ca devait inevitablement finir comme ca, et ils me deshabillent et m’enfoncent l’epieu de bois dans le c?ur, ils me clouent a un saguaro geant, ils m’ecrasent entre deux rochers plats, ils m’enfoncent des chollas dans les yeux, ils me font bruler vivant, ils m’enterrent jusqu’aux epaules dans une fourmiliere, ils me chatrent avec leurs ongles, tout en murmurant solennellement : Schmeggege, schlemihl, schlemazel, schmendrick, schlep ! Patiemment, j’accepte mon chatiment merite. L’humiliation, ca me connait. Le desastre ne me surprend jamais.

L’humiliation ? Le desastre ? Comme pour le fiasco de Margo, ma plus recente debacle. Ca me cuit encore. Octobre dernier, le debut du semestre. Un soir de pluie, de brouillard. Nous avions du hasch de premiere, du soi- disant Panama Red que Ned avait eu par une pretendue filiere homosexuelle underground, et nous faisions tourner la pipe, Timothy, Ned et moi, tandis qu’Oliver, comme toujours, s’abstenait et sirotait pieusement un quelconque vin rouge a bon marche. Un des quartettes de Rasoumovsky se faisait entendre a l’arriere-plan, s’elevant eloquemment au-dessus du tambourinement de la pluie ; nous planions de plus en plus haut, et Beethoven nous donnait un support mystique avec un second violoncelliste qui semblait s’etre inexplicablement joint au groupe, et meme un hautbois a des moments bizarres, ou un basson transcendantal derriere les cordes. Ned ne nous avait pas roules : la came etait superbe. Peu a peu, je derivai, derivai dans un voyage conversationnel, confessionnel, me liberant de tout ce que j’avais sur le c?ur, disant soudain a Timothy que ce que je regrettais le plus c’etait de n’etre jamais alle de ma vie avec ce que j’appellerais une fille vraiment belle.

Timothy, compatissant, me demande de citer un exemple de ce que j’appelle une fille vraiment belle. Je reflechis, examinant mes options. Ned suggere Raquel Welch, Catherine Deneuve, Lainie Kazan. Finalement, avec une merveilleuse ingenuite, je lache : « Je considere que Margo est une fille vraiment belle. » La Margo de Timothy. La deesse goyishe de Timothy, sa shikse aux cheveux d’or. Ayant dit cela, je sentais une serie de dialogues hativement esquisses resonner dans mon esprit imbibe de cannabis, un lent passage de mots, puis le temps, comme il arrive souvent quand on est sous l’influence de la marihuana, s’inversa, de sorte que j’entendis jouer mon scenario tout entier, chaque replique arrivant strictement en son temps. Timothy me demandait, le plus serieusement du monde, si Margo m’excitait. Je lui repondais, non moins serieusement, que oui. Il voulait savoir, alors, si je me sentirais moins inadequat, plus epanoui, apres etre alle avec elle. Hesitant maintenant, me demandant a quel jeu il jouait, je repondais en vagues circonlocutions, pour l’entendre avec stupeur declarer qu’il allait arranger tout ca pour demain soir. « Arranger quoi ? » demandai-je.

— Margo, disait-il. Il me preterait Margo par charite chretienne.

— Et elle voudra…

— Bien sur qu’elle voudra. Elle te trouve formidable.

— On te trouve tous formidable, Eli. — Ca, c’etait Ned.

— Mais je ne peux pas… elle ne… comment…

— Je te la confie, dit Timothy magnifiquement. Avec un geste de grand seigneur. — Je ne peux pas laisser mes amis dans un etat de frustration et de desirs non assouvis. Demain soir huit heures, dans sa piaule. Je lui dirai de t’attendre.

— Ce serait tricher, fis-je, devenant morose. Trop facile, trop irreel.

— Ne sois pas idiot. Accepte ca comme une experience indirecte. Comme d’aller au cinema, en plus intime.

— Et plus tactile, ajouta Ned.

— Tu me fais marcher, dis-je a Timothy.

— Parole de scout ! Elle est a toi.

Il se mit a decrire les preferences de Margo au lit, ses zones erogenes speciales, les petits signes qu’ils utilisaient. Je saisissais l’esprit de la chose, je planais de plus en plus, je me lancais dans un trip de rigolade, je completais les descriptions explicites de Timothy par des fantaisies scabreuses de mon cru. Naturellement, quand je redescendis une ou deux heures plus tard, j’etais persuade qu’il m’avait fait marcher, et cela me precipita dans un abime de morosite. Car j’etais depuis toujours convaincu que les Margo de ce monde ne sont pas pour moi. Les Timothy pouvaient baiser des cohortes entieres de Margo, mais moi je n’en aurais jamais une seule. En verite, je la venerais a distance. Le prototype de la shikse, la fleur de la feminite aryenne, mince, les jambes longues, cinq centimetres de plus que moi (qui paraissent tellement plus quand une fille est a cote de vous !), les cheveux blonds et soyeux, les yeux bleus, le nez retrousse, les levres larges et agiles. Une fille vive, athletique, une championne de basket (meme Oliver respectait ses capacites sur le terrain, une etudiante brillante, un esprit souple et mordant). En fait, elle etait d’une perfection etourdissante, epouvantable : une de ces creatures

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