s’annoncait etouffante. Le ciel avait cette feroce coloration bleue du desert ; les montagnes juste a la lisiere de la ville etaient d’un brun pale. La ville etait silencieuse, a peine quelques voitures dans les rues.

Nous ne parlions guere. Oliver semblait encore bouder a cause du cirque qu’il nous avait fait pour cet autostoppeur. Il se sentait sans doute gene, avec quelque raison. Timothy jouait au blase en prenant son air superieur. Il s’etait attendu a trouver un Phoenix beaucoup plus dynamique : la metropole active au centre de l’economie d’un Arizona en pleine expansion, et le calme qui regnait ici le desappointait. (Plus tard, nous devions decouvrir que le veritable dynamisme se situe a deux ou trois kilometres dans le nord de la ville, la ou se joue l’expansion.) Eli etait tendu et reserve ; sans doute se demandait-il s’il ne nous avait pas fait traverser pour rien la moitie du continent. Et moi ? Nerveux, les levres seches, la gorge aride. Un tiraillement du scrotum qui ne me vient que quand je suis tres, tres anxieux. Crispant et decrispant mes muscles fessiers. Et si le monastere n’existait pas ? Pis, s’il existait ? La fin de mes oscillations elaborees. J’allais devoir prendre parti enfin, m’inserer dans la realite de la chose, m’abandonner au rite des Gardiens des Cranes, ou bien alors, sceptique, m’en aller. Comment allais-je reagir ? Toujours, la menace du Neuvieme Mystere etait tapie dans la coulisse, tenebreuse, sournoise, tentante. Chaque eternite doit etre compensee par une extinction. Deux vivent pour l’eternite, deux meurent tout de suite. Cette proposition recele une musique tendre, vibrante ; je la vois miroiter au loin, je l’entends resonner, seductrice, dans les collines nues. Je la redoute, et cependant je ne puis resister au pari qu’elle offre.

A neuf heures precises, nous etions au bureau du journal. C’est Timothy qui parla ; ses manieres aisees, sures, de la haute societe, lui permettent de se tirer de n’importe quelle situation. Il nous presenta comme des etudiants en train de preparer une these sur la vie monastique contemporaine, ce qui nous permit de franchir la porte d’une secretaire et d’un reporter pour etre introduits dans le bureau d’un redacteur qui examina notre coupure de journal et declara qu’il ignorait tout d’un tel monastere au milieu du desert (decouragement !) mais qu’il y avait un type dans son equipe qui etait specialise dans les communautes, les cultes secrets et autres etablissements en marge de la ville (espoir !). Ou se trouvait cet homme en ce moment ?

— Oh ! il est en conge, declara le redacteur.

(Decouragement !)

— Et quand rentrera-t-il ?

— Il n’a pas quitte la ville, a la verite.

(Re-espoir !)

— Il passe son conge chez lui. Peut-etre qu’il acceptera de vous parler.

Sur notre requete, le redacteur donna un coup de telephone et nous fit inviter chez ce specialiste des loufoques en tous genres.

— Il habite derriere Bethany Home Road, tout juste apres Central Street, au numero 64 000. Vous voyez ou c’est ? Vous remontez Central Street, vous depassez Camelback et Bethany Home…

Dix minutes en bagnole. Nous laissames derriere nous la ville assoupie, filant au nord par les quartiers industriels, les gratte-ciel tout en verre et les gigantesques centres commerciaux. Nous traversames un quartier impressionnant de maisons modernes a moitie dissimulees par leurs jardins exuberants de vegetation tropicale. Apres cela, une zone residentielle un peu plus modeste, et nous arrivames chez celui qui avait nos reponses. Il s’appelait Gilson. La quarantaine, bronze, les yeux bleus et le front degage et brillant. Type agreable. S’occuper des communautes en marge etait pour lui une marotte, et pas une obsession. Ce n’etait pas le genre de type a avoir des obsessions. Oui, il avait entendu parler de la Fraternite des Cranes, meme s’il ne l’appelait pas comme ca. « Les Peres mexicains », tel etait le nom qu’il leur donnait. Il n’y etait jamais alle lui-meme, mais il avait parle a quelqu’un qui les avait vus, un visiteur du Massachusetts, peut-etre celui-la meme qui avait ecrit l’article. Timothy demanda si Gilson pouvait nous indiquer l’emplacement du monastere. Gilson nous fit entrer : petite maison coquette, decor typique du Sud-Ouest. Tapisseries navajo accrochees au mur, une demi-douzaine de poteries hopi dans le rouge et le creme occupant des etageres. Il sortit une carte de Phoenix et des environs.

— Voila ou vous etes, dit-il en tapant du doigt sur la carte. Pour sortir de la ville, vous filez comme ca : Black Canyon Highway, c’est une autoroute ; vous la prenez la et vous roulez vers le nord en suivant les indications pour Prescott, bien que vous n’alliez pas si loin que ca. A cet endroit, vous voyez ? Pas tres loin de la limite de la ville, deux ou trois kilometres, vous quittez l’autoroute — vous avez une carte ? Tenez, je vous fais une croix. Et vous suivez cette route-ci… Ensuite, il faut prendre celle-la, vous voyez, en direction du nord. Vous faites dix kilometres environ… — Il traca une serie de zigzags sur notre carte, puis finalement fit une seconde croix. — Non, dit-il. Ce n’est pas encore la qu’est le monastere. La, il faut laisser la voiture et continuer a pied. Vous verrez que la route devient un simple sentier ou aucune voiture, pas meme une jeep, ne pourrait passer. Mais pour des jeunes comme vous ca ne pose aucun probleme. Il y a cinq ou six kilometres a faire, toujours droit vers l’est.

— Et si nous ne trouvons pas ? demanda Timothy. Je ne parle pas de la route, mais du monastere.

— Vous ne risquez rien, repondit Gilson. Mais si vous arrivez a la Reserve indienne du Fort McDowell, vous saurez que vous etes alles trop loin. Et si vous voyez le lac Roosevelt, c’est que vous serez alles beaucoup, beaucoup trop loin.

Il nous demanda, quand nous primes conge, de nous arreter chez lui en repassant par Phoenix pour lui dire ce que nous aurions decouvert la-bas.

— J’aime bien tenir mes petites fiches a jour, expliqua-t-il. Ca fait longtemps que j’ai l’intention d’aller y jeter un coup d’?il, mais vous savez comment c’est, il y a toujours des tas de choses a faire, et on a si peu de temps.

— Bien sur, repondimes-nous. On vous racontera tout.

Tous en voiture. C’est Oliver qui conduit et Eli qui trace la route, la carte etalee devant lui. Black Canyon Highway a l’ouest. Une autoroute a six voies, ecrasee sous le soleil du matin. Peu de circulation, a part quelques enormes poids lourds. Nous prenons la direction nord. Bientot, toutes nos questions trouveront une reponse ; sans doute d’autres se poseront-elles a leur tour. Notre foi, ou notre naivete peut-etre, sera recompensee. Malgre la chaleur torride, je sentis un frisson me parcourir. Je percevais, montant de la fosse d’orchestre, les sombres accents wagneriens des trombones et des tubas de mauvais augure. Le rideau se levait, mais j’ignorais si c’etait le debut du premier ou du dernier acte que nous allions jouer. Je ne doutais plus a present de l’existence du monastere. Gilson n’avait pas fait de mysteres. Ce n’etait pas un mythe, mais la manifestation de ce besoin de spiritualite que le desert semble eveiller chez l’homme. Nous trouverions bientot le monastere, et ce serait le bon, le descendant de celui qui est decrit dans le Livre des Cranes. Un autre frisson delicieux : et si nous nous trouvions face a face avec l’auteur de cet ancien manuscrit, millenaire, hors du temps ? Tout est possible, quand on a la foi.

La foi. Quelle proportion de mon existence a ete marquee par ce petit mot de trois lettres ? Portrait de l’artiste jeune morveux. L’ecole paroissiale, le toit qui fuit, le vent qui siffle a travers les fenetres qui ont besoin d’etre remastiquees, les pales s?urs qui nous regardent severement avec leurs lunettes austeres tandis que nous jouons dans la cour. Le catechisme. Les petits garcons bien soignes, chemise blanche et cravate rouge. Le Pere Burke nous faisant la classe. Jeune, grassouillet, le visage rose, toujours des gouttes de sueur au-dessus de sa levre, une masse de chair molle pendant par-dessus son col empese. Il devait avoir vingt-cinq, vingt-six ans, ce jeune pretre voue au celibat, a la queue pas encore dessechee. Il devait se demander, le soir, si ca en valait bien la peine. Pour le petit Ned, age de sept ans, il incarnait les Ecritures, imposantes, sacrees. Toujours une baguette d’osier a la main, et il s’en servait : il avait lu son Joyce, il jouait le role, il faisait de terribles moulinets avec. C’est mon tour d’etre interroge. Je me leve, tremblant, j’ai envie de faire dans ma culotte. J’ai le nez qui coule (j’ai toujours eu la morve au nez jusqu’a l’age de douze ans ; mes souvenirs d’enfance sont entaches de l’image d’une stalactite crasseuse, une moustache degoulinante et poisseuse. Le robinet ne s’est ferme qu’avec la puberte.) Le dos de ma main se porte vivement a mon museau. Le geste reflexe.

— Ne soyez pas repugnant ! dit le Pere Burke, dont les yeux bleus lancent des eclairs. Dieu est amour, Dieu est amour ; et le Pere Burke, qu’est-il donc ? La baguette fend l’air avec un sifflement. Il fait un geste irrite dans ma direction :

— Le Symbole des Apotres, maintenant, tout de suite !

Je commence en bredouillant :

— Je crois a Dieu tout-puissant, createur du Ciel et de la Terre, et a Jesus-Christ, et a Jesus-Christ…

C’est le trou. De derriere moi, un chuchotement rauque, Sandy Dolan :

— Son unique fils, Notre Seigneur.

J’ai les genoux tremblants, j’ai l’ame fremissante. Dimanche dernier, apres la messe, Sandy Dolan et moi

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