heterosexuels de plus de dix-sept ans de l’Ohio, de Pennsylvanie, du Michigan et du Tennessee ont ete frappes par une crise d’hemorroides sanglantes, et Oliver continue de conduire, et tout le monde s’en fout.

J’aime bien ce pays. De grands espaces libres, ouverts, vaguement wagneriens, avec cette atmosphere de l’Ouest : on voit les hommes avec leur cravate de cordelette et leur chapeau de cow-boy, on voit les Indiens assoupis devant les porches des maisons, on voit l’armoise qui pousse au flanc des collines, et on se dit : c’est ca, c’est exactement comme ca que je l’imaginais. J’etais venu ici l’ete ou j’avais fait mes dix-huit ans. J’etais reste presque tout le temps a Santa Fe, en compagnie d’un negociant en objets d’artisanat indien, gentil, la quarantaine, le teint bronze. Un veritable membre de la Pedale Club Internationale, lui. On dit qu’il faut en etre pour les reconnaitre, mais, dans son cas, ce n’etait vraiment pas difficile a voir : il avait l’accent, il avait le cheveu sur la langue, il etait squaw a cent pour cent. Parmi beaucoup d’autres choses, c’est lui qui m’a appris a conduire. Pendant tout le mois d’aout, j’ai passe mon temps a faire la tournee de ses fournisseurs. Il achete de vieilles poteries cinq dollars pour les revendre cinquante aux touristes amateurs d’antiquites. Frais minimes, roulement rapide. J’entreprenais de terrifiants voyages solitaires, au bout desquels je distinguais tout juste mon coude et mon levier de vitesses. J’allais jusqu’a Bemalillo, Farrington, je descendais jusqu’au Rio Puerco ; une fois meme j’entrepris une vaste expedition chez les Hopis, rendant visite a toutes sortes d’endroits ou, en violation avec les reglementations locales en matiere d’archeologie, les paysans faisaient des raids dans les pueblos en ruine et raflaient toutes les marchandises qui etaient vendables. Je fis la connaissance de beaucoup d’Indiens, dont un certain nombre (o surprise !) etaient pedes. Je me souviens avec tendresse d’un certain Navajo vachement chouette. Et d’un glorieux bouc de Taos qui, lorsqu’il se fut assure de mes lettres de creance, me fit descendre avec lui dans une kiva et m’initia a certains mysteres tribaux en me donnant acces a des donnees ethnographiques pour lesquelles beaucoup de chercheurs vendraient sans aucun doute leur prepuce. Une experience profonde. Un regal pour l’esprit. Laissez-moi vous dire qu’on ne s’elargit pas seulement le trou de balle quand on est pede.

Petit accrochage avec Oliver cet apres-midi. C’est moi qui etais au volant, foncant sur la 25 quelque part entre Belen et Socorro, l’esprit leger, pour une fois maitre de la voiture et pas seulement une piece dans un engrenage. J’apercus une silhouette marchant au bord de la route a cinq cents metres devant nous, de toute evidence un auto-stoppeur. D’instinct, je ralentis. C’etait bien un auto-stoppeur, et meme plus que ca, un hippie, le veritable modele 1967 a la tignasse demesuree, au gilet en peau de mouton sur son torse nu, aux blue-jeans decolores arborant le drapeau americain en guise de fond de culotte, sac au dos, nu-pieds. Je suppose qu’il allait rejoindre une de ces communautes du desert, errant solitaire de nulle part a nulle part. D’une certaine facon, nous aussi nous allions rejoindre une communaute, et je pensais que nous avions de la place pour lui. La voiture etait a sa hauteur, presque arretee. Il tourna les yeux vers nous, peut-etre saisi soudain d’un reflexe paranoiaque, ayant vu une fois de trop Easy Rider et s’attendant a une decharge de chevrotines patriotes, mais, quand il vit que nous etions des jeunes, la peur s’effaca de son visage, il sourit, exhibant ses dents ecartees, et j’entendais d’ici ses remerciements grommeles : « Ca c’est chic a vous, les mecs ! Ca c’est chic de vous arreter pour moi, les mecs ! Dans le patelin, y sont pas commodes avec les mecs comme moi », lorsque Oliver fit simplement : « Non. »

— Non ?

— Accelere.

— Nous avons de la place, dis-je.

— Je ne veux pas qu’on perde de temps.

— Bon Dieu ! Oliver ! Ce type-la est inoffensif ! Et il doit passer une voiture environ toutes les heures par ici. Si tu etais a sa place…

— Qu’est-ce qui te dit qu’il est inoffensif ? demanda Oliver.

Le hippie etait maintenant a moins de trente metres derriere la voiture arretee.

— Peut-etre qu’il fait partie de la famille de Charles Manson ? Peut-etre qu’il coupe le cou a ceux qui sont trop tendres avec les hippies ? ajouta Oliver.

— Mais c’est completement dingue ! dis-je.

— Avance ! fit-il d’une voix de mauvais augure, d’une voix presageant la tempete. Je n’aime pas ce genre de type. Je sens d’ici qu’il pue. Je ne le veux pas a cote de moi !

— C’est moi qui conduis, repondis-je. C’est a moi de decider si…

— Avance ! dit Timothy.

— Toi aussi ?

— Oliver ne le veut pas a cote de lui, Ned. Tu ne vas pas lui imposer cette presence contre sa volonte ?

— Mais, Timothy…

— De plus, c’est ma voiture, et je n’en veux pas non plus. Accelere, Ned.

Du siege arriere parvint la voix d’Eli, douce, perplexe :

— Une seconde, les gars, je crois que nous avons la un probleme moral a considerer. Si Ned veut…

— Tu vas demarrer ? fit Oliver dans ce qui se rapprochait plus d’un cri que tout ce que je l’avais entendu emettre jusqu’ici. Je lui jetai un coup d’?il dans le retroviseur. Son visage etait rouge et imbibe de sueur, et une veine saillait de facon effrayante sur son front. Le visage d’un psychotique. Il etait capable de n’importe quoi. Je ne pouvais pas risquer de tout compromettre pour un auto-stoppeur hippie. Secouant tristement la tete, je mis le pied sur l’accelerateur et, juste au moment ou le hippie mettait la main sur la portiere arriere du cote d’Oliver, la voiture demarra en trombe, le laissant stupefait au milieu d’un nuage de fumees d’echappement. A son credit, je dois dire qu’il ne nous montra pas le poing, il ne cracha meme pas par terre, il se contenta de courber un peu plus les epaules et de se remettre a marcher. Peut-etre qu’il s’attendait a un mauvais coup depuis le debut. Quand le hippie eut disparu dans le retroviseur, je regardai de nouveau Oliver. Son visage etait plus calme maintenant. La veine etait rentree, le rouge du visage avait reflue. Mais il y avait toujours dans son regard une fixite a vous glacer le sang, et, au milieu de sa joue d’ephebe, un muscle tressaillait de temps a autre.

Nous roulames en silence pendant trente kilometres avant que l’electricite ait fini de craquer a l’interieur de la voiture. Puis je demandai :

— Pourquoi as-tu fait ca, Oliver ?

— Fait quoi ?

— M’obliger a baiser ce hippie.

— Parce que j’ai envie d’arriver a destination. Est-ce que tu m’as deja vu m’arreter pour prendre un auto- stoppeur ? Les auto-stoppeurs signifient les emmerdements. Ils signifient les pertes de temps. Tu l’aurais conduit jusqu’a sa communaute par une petite route, une heure, deux heures de retard sur l’horaire.

— Ce n’est pas vrai ! En outre, tu as fait allusion a son odeur. Tu as eu peur de te faire egorger. Qu’est-ce que ca veut dire, Oliver ? Tu n’as pas entendu suffisamment de conneries de ce genre a propos de tes propres cheveux longs ?

— Je ne devais pas avoir les idees tres claires, repondit Oliver, qui n’a jamais eu autre chose que des idees claires de toute sa vie. « Peut-etre que je suis si presse d’arriver que ca m’a fait dire des choses que je ne pense pas », ajouta Oliver, qui ne parle jamais que selon un script tout prepare. « Je ne sais pas. Je n’avais pas envie qu’il monte. Ca m’a pris au ventre comme ca », fit encore Oliver, qu’aucune envie n’avait plus pris au ventre depuis qu’il avait appris a ne plus chier dans ses langes. « Desole de t’avoir force la main, Ned », declara Oliver.

Dix minutes de silence plus tard, il conclut :

— Il y a une chose sur laquelle on devrait se mettre d’accord. D’ici a la fin du voyage, pas d’auto-stoppeurs. D’accord ? Pas d’auto-stoppeurs.

XVIII

ELI

Comme ils ont eu raison de choisir ce terrain rabougri et ingrat comme site du monastere des Cranes. Les anciens cultes ont besoin d’un decor de mystere et d’inaccessibilite romantiques s’ils veulent se maintenir malgre les resonances bruyantes et discordantes d’un XXe siecle materialiste et sceptique. Le desert est un

Вы читаете Le livre des cranes
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату