fini de me rappeler ce putain de serment ? On dirait que vous me retenez tous les trois prisonnier au bout d’un fil !

— Ainsi, tu m’en veux tout de meme.

Il haussa les epaules :

— J’en veux a tout le monde, et surtout a moi-meme, j’imagine. Pour m’etre laisse entrainer dans ce putain de merdier. Pour n’avoir pas eu le bon sens de me retirer des le depart. Je pensais que ce serait marrant, j’etais venu pour la balade. Marrant ! Tu parles !

— Tu penses toujours que tout ca n’est qu’une perte de temps ?

— Toi non ?

— Ce n’est pas mon point de vue, dis-je a Timothy. Je me sens transforme chaque jour. J’exerce un controle plus profond sur mon corps. J’etends la portee de mes perceptions. Je suis branche sur quelque chose de grand. Et Eli aussi, et Ned egalement, aussi il n’y a pas de raison pour que tu n’y participes pas.

— Des cingles. Vous etes des cingles.

— Si tu voulais seulement te laisser faire et prendre vraiment part aux meditations et aux exercices spirituels.

— Ca y est. Te voila reparti.

— Desole ! N’en parlons plus, Timothy.

Je respirai profondement. Timothy etait mon ami le plus proche, peut-etre mon seul ami, et pourtant, soudain, j’etais ec?ure, ec?ure de son gros visage bovin, ec?ure de ses cheveux en brosse, ec?ure de son arrogance, de son fric, de ses ancetres, de son mepris pour tout ce qui n’etait pas a portee de sa comprehension. Je lui dis d’une voix glacee :

— Ecoute, si tu ne te plais pas ici, fous le camp ! Je ne veux pas que tu penses que c’est moi qui te retiens. Fous le camp, si c’est ce que tu veux ! Et ne t’en fais pas pour moi, pour le serment ou tous ces trucs-la. Je suis assez grand pour me debrouiller tout seul !

— Je ne sais pas ce que je veux faire, murmura-t-il. Et, l’espace d’un instant, l’irritation morose disparut de son visage. L’expression qui la remplaca n’est pas facile a associer a Timothy : une expression de confusion, de vulnerabilite. Mais elle disparut aussitot pour faire place a un air dedaigneux :

— Et autre chose, reprit-il. Pourquoi est-ce que je serais oblige de confier mes foutus secrets a quiconque ?

— Tu n’y es pas oblige.

— Frater Javier a dit qu’il le fallait.

— Et qu’est-ce que ca peut te faire ? Si tu n’as pas envie de le faire, ne le fais pas.

— Ca fait partie du rituel.

— Mais tu ne crois pas au rituel. De plus, tu pars demain. Ce que dit frater Javier ne te concerne pas.

— Est-ce que j’ai dit que je partais ?

— C’est ce que j’ai cru comprendre.

— J’ai dit que j’avais envie de partir. Je n’ai pas dit que j’allais partir. Ce n’est pas pareil. Je n’ai pas encore decide.

— Reste ou pars, comme tu voudras. Confesse-toi ou pas. Mais si tu n’as pas l’intention de faire ce que frater Javier t’envoie faire ici, j’aimerais bien que tu me laisses dormir un peu.

— Ne me bouscule pas, Oliver. Ne me presse pas comme ca ! Je ne peux pas aller aussi vite que tu le voudrais !

— Tu as eu toute la journee pour decider si tu avais quelque chose a me dire ou non.

Il acquiesca lentement. Il se baissa, pencha la tete en avant jusqu’a ce qu’elle soit entre ses genoux, et resta ainsi accroupi, adosse au mur, sans rien dire, pendant un long moment. Mon irritation tomba. Je voyais qu’il avait reellement des ennuis. Cet aspect-la de Timothy etait entierement nouveau pour moi. Il voulait s’ouvrir, il voulait participer, mais il meprisait tellement tout cela qu’il en etait incapable. Je ne lui dis rien. Je le laissai ainsi accroupi, et finalement il releva la tete et dit :

— Si je te raconte ce que j’ai a te raconter, quelle assurance est-ce que j’ai que tu ne le repeteras pas ?

— Frater Javier nous a donne comme instructions de ne repeter a personne ce que nous entendrions dans ces confessions.

— Je sais, mais est-ce que tu garderas vraiment le secret ?

— Tu n’as pas confiance en moi, Timothy ?

— Je ne fais confiance a personne pour ca. C’est une chose qui pourrait me detruire. Le frater ne plaisantait pas quand il disait que chacun de nous a quelque chose au fond de son c?ur qu’il n’ose pas laisser sortir. J’ai fait pas mal de choses degueulasses dans ma vie, oui, mais il y en a une qui est tellement degueulasse que ca lui confere une valeur presque sacree. Un peche monstrueux. Les gens me mepriseraient s’ils savaient. Tu vas probablement me mepriser. — Son visage etait devenu gris. — Je ne sais pas si j’ai envie de te raconter ca.

— Si tu n’en as pas envie, ne le fais pas.

— Je suis cense me liberer.

— Seulement si tu adheres a la discipline du Livre des Cranes. Ce qui n’est pas ton cas.

— Oui, mais si je voulais y adherer, il faudrait que je fasse maintenant ce que demande frater Javier. Je ne sais pas. Je ne sais pas. Tu es sur que tu ne repeterais rien a Eli ou a Ned ? Ni a personne d’autre ?

— J’en suis absolument sur.

— J’aimerais bien pouvoir te croire.

— Je ne peux pas t’aider sur ce chapitre, Timothy. C’est comme dit Eli : il y a des cas ou il faut avoir la foi.

— Peut-etre qu’on pourrait conclure un marche, dit-il, le front couvert de sueur, l’air desespere. Je te raconte mon histoire et ensuite tu me racontes la tienne, et ainsi nous aurons chacun un moyen de pression sur l’autre et une garantie qu’il n’en parlera a personne.

— Celui a qui je dois me confesser, c’est Eli, et pas toi.

— Tu refuses, alors ?

— Je refuse.

Il resta de nouveau sans rien dire. Encore plus longtemps que la derniere fois. Finalement, il releva les yeux. Son regard etait effrayant. Il s’humecta les levres et remua la machoire, mais aucun son ne sortit. Il paraissait au bord de la panique, et une partie de sa terreur me gagnait. Je me sentais nerveux, tendu, oppresse par la chaleur ecrasante que je ressentais soudain.

Finalement, il reussit a prononcer quelques mots :

— Tu connais ma s?ur cadette.

Oui, je la connaissais. Je l’avais vue plusieurs fois, quand j’avais ete invite chez Timothy pendant les vacances de Noel. Elle avait deux ou trois ans de moins que lui. C’etait une blonde aux jambes harmonieuses, assez jolie, mais pas particulierement brillante. Une Margo sans la personnalite qu’avait Margo, en fait. La s?ur de Timothy etait l’exemple type de l’etudiante de Wellesley, genre debutante allant aux thes de charite, faisant du tennis, de l’equitation et du golf. Elle avait un beau corps, mais a part ca je ne l’avais pas trouvee attirante du tout parce que j’etais rebute par son air hautain, son air argente, son expression de virginite vertueuse. Je ne trouve pas les vierges terriblement interessantes. Celle-ci donnait la nette impression d’etre largement au-dessus de choses aussi basses, aussi vulgaires que le sexe. Je l’imaginais en train de parler a son fiance tandis que le pauvre mec essayerait de glisser la main dans son corsage : « Oh ! cheri ! ne sois pas si vulgaire ! » Je doute qu’elle ait eu plus de sympathie pour moi que je n’en eprouvais pour elle. Mes origines du Kansas me designaient comme un bouseux, et mon pere n’appartenait pas aux clubs qu’il fallait, et je n’etais pas membre de l’Eglise qu’il fallait. Mon manque total de lettres de creance pour la haute societe me rangeait definitivement dans cette categorie de males que les filles de sa sorte ne peuvent tout simplement pas envisager comme des cavaliers, maris ou amants potentiels. A ses yeux, je faisais simplement partie des meubles, comme un jardinier ou un garcon d’ecurie.

— Oui, repondis-je, je connais ta s?ur cadette.

Timothy m’etudia en silence pendant un moment interminable.

— Quand j’etais en derniere annee au lycee, declara-t-il d’une voix aussi caverneuse et decrepite qu’une vieille tombe abandonnee, je l’ai violee, Oliver. Violee !

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