Mais le recit semblait plus facile, maintenant. Oliver etait pris par le rythme des mots, et, bien que son angoisse fut restee la meme, la richesse de ses descriptions s’amplifiait, comme s’il eprouvait un plaisir masochiste a me vider son sac. Ce n’etait pas autant un acte de confession qu’un acte d’avilissement. L’histoire se deroulait inexorablement, liberalement embellie par des details evocateurs. Oliver depeignait sa timidite et son embarras de jeune vierge, son abandon graduel aux arguments de Karl, le moment critique ou sa main chercha enfin le corps de son ami. Oliver ne m’epargna rien. Karl n’avait pas ete circoncis, appris-je, et, au cas ou les implications anatomiques de ce fait ne m’auraient pas ete familieres, Oliver m’expliqua en detail l’apparence d’un membre non circoncis, a la fois a l’etat flasque et en erection. Il me decrivit aussi les caresses manuelles et son initiation aux joies orales, puis finit par me dresser le tableau de deux jeunes corps males et muscles se roulant dans l’herbe au bord du lac dans une copulation laborieuse. Il y avait une ferveur quasi biblique dans ses paroles : il avait commis une abomination, il s’etait eclabousse du peche de Sodome, il s’etait avili jusqu’a la septieme generation, tout cela en un apres-midi de jeux enfantins. Tres bien, avais-je envie de lui dire. D’accord, tu as fait ca avec ton copain, mais est-ce une raison pour en faire une telle megillahl. Tu es fondamentalement hetero, non ? Tout le monde a eu l’occasion de s’amuser avec son copain etant gosse, et il y a longtemps que Kinsey nous a dit qu’un adolescent male sur trois avait pousse au moins une fois les choses jusqu’au bout avec…

Mais je ne lui dis rien. C’etait le grand moment d’Oliver, et je ne voulais pas lui couper ses effets. C’etait son traumatisme, c’etait le demon qui le chevauchait, et il l’exhibait au grand jour pour que je l’examine. Il etait affreusement lance maintenant. Il me conduisit dans un elan grandiose jusqu’a l’ejaculation finale, puis s’affaissa, epuise, l’?il glauque, le visage tombant. Il attendait mon verdict, je suppose. Que pouvais-je lui dire ? Comment le juger ? Je ne dis rien.

— Que s’est-il passe ensuite ? demandai-je enfin.

— Nous nous sommes baignes, nous nous sommes laves, puis rhabilles, et nous avons tire quelques canards sauvages.

— Non, je veux dire par la suite. Entre Karl et toi. Les consequences pour votre amitie.

— En rentrant en ville, declara Oliver, j’ai dit a Karl que s’il s’approchait encore de moi je lui casserais la gueule.

— Et ensuite ?

— Je ne l’ai plus revu. Un an plus tard, il s’est engage dans les marines en trichant sur son age, et il s’est fait tuer au Viet-Nam.

Oliver me devisageait d’un air de defi, attendant de toute evidence une autre question, quelque chose qu’il etait sur que j’allais inevitablement lui demander. Mais je n’avais pas de question. Le caractere hors de propos de la mort de Karl avait brise pour moi le fil du recit. Je me sentais bete et vide. Puis Oliver rompit a nouveau le silence :

— Ce fut l’unique fois de ma vie ou je connus ce genre d’experience homosexuelle. Absolument l’unique fois. Tu me crois, n’est-ce pas, Eli ?

— Naturellement, je te crois.

— Je l’espere. Parce que c’est vrai. Ce fut la seule fois, avec Karl, quand j’avais quatorze ans. Tu sais, une des raisons pour lesquelles j’ai accepte de cohabiter avec un etudiant homosexuel, c’etait de faire une sorte de test, pour voir si j’allais etre tente, pour savoir quelles etaient mes inclinations naturelles, si ce que j’avais fait ce jour-la avec Karl n’etait qu’un accident, ou si cela se reproduirait quand l’occasion se presenterait a nouveau. Eh bien, l’occasion s’est representee, mais tu sais que je n’ai jamais rien fait avec Ned. Tu le sais, hein ? La question de relations physiques entre lui et moi n’a jamais ete evoquee entre nous.

— Bien sur.

Il me fixait de nouveau d’un regard rigide. Il attendait toujours. Mais quoi ?

— Il y a une seule chose que je dois ajouter, dit-il.

— Je t’ecoute, Oliver.

— Une seule chose. Une petite note au bas de la page, mais elle donne tout son sens a mon histoire, parce qu’elle isole l’element de culpabilite. Ma culpabilite ne reside pas dans ce que j’ai fait, mais dans ce que j’ai ressenti apres l’avoir fait.

Il eut un rire nerveux. De nouveau, il gardait le silence. Il avait du mal a me dire cette derniere chose. Son regard etait detourne. Je crois qu’il regrettait de ne pas s’en etre tenu la tout a l’heure en mettant un terme a sa confession. Finalement il reprit :

— Je vais te le dire, Eli. Avec Karl, j’ai aime ca. J’en ai retire une extraordinaire sensation. Tout mon corps etait en eruption. C’est peut-etre le plus grand plaisir de ma vie. Je n’ai jamais essaye une deuxieme fois, parce que je savais que c’etait mal, mais j’en avais envie, j’en ai toujours eu envie, j’en ai encore envie. — Il tremblait : — Chaque minute de mon existence, je dois me battre contre ca, et je n’avais jamais realise jusqu’a tout a l’heure a quel point le combat etait dur. C’est tout, Eli. Tu sais tout. Je n’ai plus rien d’autre a te dire.

XXXVIII

NED

Arrive Eli, tout sombre, tout hesitant, tout drape de melancolie rabbinique, personnification au dos ploye du Mur des Lamentations, portant deux mille ans de tristesse sur ses epaules. Il a le moral bas, Eli. Bien bas. J’avais remarque, comme nous tous, a quel point il semblait s’adapter a la vie du monastere des Cranes. Il s’epanouissait, il etait radieux comme jamais je ne l’avais vu, mais tout d’un coup cela s’est arrete. Depuis une semaine, il est redescendu plus bas que terre. Et ces quelques journees de confession semblent l’avoir plonge dans l’abime le plus profond. L’?il terne, les plis de la bouche vers le bas. L’expression du doute, du mepris de soi. Il emane de lui une aura glacee. Qu’est-ce qui te tracasse, Eli de mon c?ur ?

Nous discutames un peu de choses et d’autres. Je me sentais libre, leger, de bonne humeur, comme je m’etais senti les deux jours precedents, depuis que je m’etais epanche de mon histoire de Julien et de l’autre Oliver dans le giron de Timothy. Frater Javier savait ce qu’il faisait. M’aerer de toutes ces ordures, c’etait exactement ce dont j’avais besoin. Mettre tout ca au grand jour, l’analyser, decouvrir quelle etait la partie de l’histoire qui faisait le plus mal. Aussi, avec Eli, j’etais d’humeur detendue et expansive, et mon leger sarcasme habituel etait absent. Je n’avais aucun desir de le contrarier, j’attendais simplement, plus serein que je ne l’avais jamais ete, qu’il se soulage de sa confession. Je m’attendais a ce qu’il se lance dans un monologue saccade, rapide, liberateur de l’ame, mais non, avec Eli la ligne droite n’est jamais le plus court chemin. Il voulait parler d’autres choses, d’abord. Comment est-ce que j’evaluais nos chances dans l’Epreuve ? Je haussai les epaules et lui repondis que je pensais rarement a ces choses-la, que j’accomplissais simplement la routine quotidienne du jardinage, de la meditation, des exercices physiques et du baisage en me disant que chaque jour, a tous les points de vue, je me rapprochais un peu plus du but. Il secoua la tete. Un pressentiment d’echec l’obsedait. Il avait d’abord eu confiance dans l’issue de notre Epreuve, et ses derniers vestiges de scepticisme l’avaient quitte. Il croyait implicitement au contenu du Livre des Cranes, et il croyait aussi que la recompense promise nous serait accordee. Maintenant, sa foi dans le Livre etait toujours intacte, mais sa confiance en soi etait brisee. Il etait convaincu qu’une crise se preparait, qui aneantirait tous nos espoirs. Le probleme, disait-il, c’etait Timothy. Eli etait certain que celui-ci etait a bout, qu’il ne pouvait plus supporter de rester au monastere et que d’ici deux ou trois jours il allait s’en aller, en nous laissant en plan avec un Receptacle incomplet.

— Je suis aussi de cet avis, lui dis-je.

— Qu’est-ce que nous pourrions faire ?

— Pas grand-chose. On ne peut pas le forcer a rester.

— S’il s’en va, que va-t-il nous arriver ?

— Comment le saurais-je, Eli ? Je pense que nous aurons des ennuis.

— Je ne le laisserai pas partir ! s’ecria-t-il avec une soudaine vehemence.

— Non ? Et qu’est-ce que tu comptes faire pour l’en empecher ?

— Je n’ai encore rien decide. Mais je ne le laisserai pas partir. — Son visage se transforma en un masque tragique : — Bon Dieu ! Ned ! tu ne vois pas que tout va etre gache ?

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