Il me souriait timidement. Ses yeux doux, ses yeux de chien battu, plonges dans les miens. « Tu ne dois pas avoir peur de ce que tu es, Oliver. Il ne faut jamais avoir peur de ce qu’on est. Ne vois-tu pas qu’il est tres important que tu te connaisses, que tu t’explores aussi loin que tu le peux, et qu’ensuite tu agisses en consequence ? Il y a tellement de gens qui dressent stupidement des barrieres entre eux et eux, des murs faits d’abstractions inutiles. Des tas de Tu Ne Feras Point, et de Tu N’Oserais Jamais. Et pourquoi ? Quel bien tout cela peut-il faire ? »
Son visage etait brillant. Un tentateur, un demon. Eli a du lui raconter. Karl et moi, moi et Karl. J’aurais broye la tete d’Eli pour cela. Ned tournait autour de moi, grimacant, comme un chat, comme un lutteur pret a bondir. Il parlait d’une voix basse, presque roucoulante. « Allons. Laisse-toi faire, Oliver. LuAnn ne saura pas. Je n’irai pas le crier sur les toits. Laisse-toi faire, Oliver, je t’en prie. Nous ne sommes pas des etrangers. Nous sommes restes si longtemps eloignes l’un de l’autre. C’est toi, Oliver, c’est le veritable toi qui voudrait sortir de sa prison, c’est le moment, Oliver. Tu veux, dis ? Saisis ta chance. Je suis la. » Et il se rapprochait de moi. Il levait la tete pour me regarder. Le petit Ned, qui m’arrivait a peine a hauteur de poitrine. Ses doigts couraient legerement sur mon avant-bras. « Non », fis-je en secouant la tete. « Ne me touche pas, Ned ! » Il continuait a sourire. A me caresser. Il murmurait : « Ne me repousse pas. En le faisant, c’est toi que tu repousses. Tu refuses d’accepter la realite de ta propre existence, et tu ne peux pas faire ca, dis, Oliver ? Pas si tu veux avoir l’eternite a toi. Je suis une etape qu’il te faut franchir dans ton voyage. Nous le savons depuis des annees tous les deux, au fond de nous-memes. Maintenant cela fait surface, Oliver. Tout remonte a la surface, tout converge, tout nous mene a cet instant. Ici meme, Oliver. Dans cette chambre, cette nuit. Oui ? Dis oui, Oliver. Dis oui ! »
Je ne savais plus qui j’etais ni ou je me trouvais. J’etais dans une transe, un coma. Tel mon propre fantome, je hantais les couloirs du monastere des Cranes, je parcourais a la derive les corridors glaces plonges dans les tenebres. Les cranes de pierre accroches aux murs me regardaient en grimacant. Je leur rendis leur grimace. Je leur clignai de l’?il. Je leur envoyai des baisers. Je regardais la rangee de portes en chene massif qui s’etendaient a l’infini, mysterieusement fermees, et des noms non moins mysterieux traversaient ma conscience : voila la chambre de Timothy, et celle de Ned, et celle d’Oliver. Qui sont-ils ? Et ca, c’est la chambre d’Eli Steinfeld. Qui ? Eli Steinfeld. Qui ? E-li-Stein-feld. Une serie de sons incomprehensibles. Un agglomerat de syllabes mortes. E-li-Stein-feld. Continuons. Ca, c’est la chambre de frater Antony, et la dort frater Bernard, et ici frater Javier, et frater Claude, et frater Miklos, frater Maurice, frater Leon, frater ceci, frater cela, qui sont tous ces fraters et qu’est-ce que leur nom veut dire ? Encore des portes closes. Ce sont les femmes qui doivent dormir la. J’ouvris une porte au hasard. Quatre couches, quatre femmes bien en chair, nues, allongees sur des draps froisses. Rien de cache. Cuisses, fesses, seins, ventres. Visages assoupis. J’aurais pu aller vers elles, les penetrer, les posseder toutes les quatre l’une apres l’autre. Mais non. Je continue. J’arrive a une salle sans plafond, ou les etoiles brillent a travers les poutres espacees. Il fait plus froid, ici. Des tetes de morts contre les murs. Un jet d’eau qui cascade. Je passe dans les grandes salles. La, on nous enseigne les Dix-Huit Mysteres. La, nous accomplissons la gymnastique sacree. La, nous mangeons nos aliments speciaux. Et la — cette ouverture dans le sol, cet omphalos, ce nombril de l’univers, c’est l’entree de l’Abime. Il faut que je descende. Je descends, Odeur de moisi. Pas de lumiere, ici. La pente, graduellement, se redresse. Ce n’est pas un abime, mais seulement un souterrain. Je me rappelle. J’y suis deja passe, dans l’autre sens. Une barriere, maintenant. Une porte de pierre. Elle cede, elle cede ! Le tunnel continue. Tout droit, tout droit. Trombones et cors de bassets. Ch?ur de basses. Les mots du Requiem vibrent dans l’air : Rex tremendae majestatis, qui salvandos salvas gratis, salva me, fons pietatis. Je suis dehors ! J’emerge dans la clairiere par laquelle j’ai penetre la premiere fois dans le monastere des Cranes. Devant moi, le desert. Derriere, le monastere. Au-dessus, les etoiles, la lune pleine, la voute celeste. Et maintenant ? Je m’avancai d’un pas incertain jusqu’au milieu de la clairiere, jusqu’a la rangee de cranes de la taille d’un ballon de basket qui la bordaient, je pris l’etroit sentier qui venait du desert. Je n’avais aucun but en tete. Mes pieds me conduisaient. Je marchai des heures, ou des jours, ou des semaines. Puis, sur ma droite, je vis un enorme rocher, de texture grossiere, de couleur sombre, le repere, le crane de pierre geant. Sous le clair de lune, ses traits profonds ressortaient avec nettete, ses orbites retenaient des abimes de nuit. Freres, meditons. Contemplons le visage derriere le crane. Je m’agenouillai. Utilisant la technique que m’avait enseignee le pieux frater Antony, je projetai mon ame et j’absorbai le grand crane de pierre, en me purgeant de toute vulnerabilite a la mort. Crane, je te connais ! Crane, je n’ai pas peur de toi ! Crane, je porte ton frere derriere mon visage ! Et je me moquai du crane, je m’amusai a le transformer, d’abord en un ?uf lisse et blanc, ensuite en un bloc d’albatre rose parseme et veine de jaune, puis en une sphere de cristal dont j’explorai les profondeurs. La sphere me montra les tours dorees de l’Atlantide engloutie. Elle me montra des hommes emmitoufles dans des peaux de bete, gambadant a la lumiere de torches devant les mammouths peints sur les murs d’une grotte enfumee. Elle me montra Oliver epuise et blotti dans les bras de Ned. Puis je retransformai la sphere en un crane grossier sculpte dans la roche noire et, satisfait, je repris le sentier qui conduisait au monastere. Mais, au lieu d’entrer par le passage souterrain, je fis le tour du batiment et je longeai l’aile ou nous recevions notre instruction des fraters, jusqu’a ce que j’arrive a l’extremite de la construction, la ou commencait le sentier qui donnait acces aux champs cultives. A la lueur du clair de lune, j’essayai de trouver de mauvaises herbes et je n’en trouvai pas. Je caressai les plants de piments, je benis les baies et les racines. C’est la nourriture sacree, c’est la nourriture pure, c’est la nourriture de la vie eternelle. Je m’agenouillai entre les sillons, sur la terre humide et boueuse, et je priai pour que le pardon me soit accorde pour tous mes peches. Je me dirigeai ensuite vers la petite butte qui se trouve a l’ouest du monastere. Je la gravis, otai mon pantalon et, nu dans la nuit, accomplis les exercices de respiration sacres. Accroupi, inspirant les tenebres, les incorporant a mon souffle interne, les transformant en une energie que je canalisais vers mes organes vitaux. Mon corps se dissolvait. J’etais depourvu de masse ou de poids. Je flottais, je dansais sur une colonne d’air. Je retenais mon souffle pendant des siecles. Je planais des eres durant. J’approchais de l’etat de grace authentique. C’etait maintenant le moment d’accomplir le rite de gymnastique, ce que je fis avec une grace et une agilite que je n’avais jamais eues avant. Je me courbais, je pivotais, je me contorsionnais, je bondissais, je m’elancais, je battais des mains. Je ressentais chaque muscle. Je testais mes capacites jusqu’a leur limite.
L’aube allait bientot se lever.
La premiere lueur du soleil me parvint des collines de l’est. Je pris la position du soleil couchant et fixai la pointe de lumiere rose qui grandissait a l’horizon. Je buvais le souffle du soleil. Mes yeux etaient des conducteurs. La flamme s’engouffrait par eux dans le labyrinthe de mon corps. J’en avais le controle total, j’orientais a volonte cette lumiere merveilleuse dans mes poumons, dans ma rate, mon foie, ma rotule droite. Le soleil transperca la ligne de l’horizon et devint un globe parfait, tandis que le rouge de l’aube devenait or et que je m’impregnais jusqu’a saturation de l’eclat du matin.
C’est dans un etat d’extase que je repris finalement le chemin du monastere des Cranes. Tandis que je m’approchais de l’entree, je vis une silhouette emerger du souterrain : Timothy. Il avait retrouve, j’ignorai comment, ses habits de ville. Son visage etait dur et tendu, ses machoires crispees, ses yeux tortures. Quand il me vit, il arqua les sourcils et cracha. Sans faire autrement attention a ma presence, il continua son chemin rapidement en se dirigeant vers le sentier qui menait au desert.
— Timothy ?
Il ne s’arreta pas.
— Timothy, ou vas-tu ? Reponds-moi, Timothy.
Il se retourna. Avec un regard de mepris glace, il me dit :
— Je mets les bouts. Qu’est-ce que tu fous la de bon matin, toi ?
— Tu ne peux pas t’en aller.
— Je ne peux pas ?
— Tu vas briser le Receptacle.
— Ton Receptacle, je n’en ai rien a foutre ! Tu crois que je vais passer le reste de ma vie dans cette institution pour debiles mentaux ? — Il secoua la tete. Puis son expression se radoucit, et il ajouta : — Reprends un peu de bon sens, Eli. Tu essayes de vivre un reve. Ca ne marchera pas. Il faut retourner a la realite.