|. — Non.
— Il est trop tard pour les deux autres, mais tu es encore capable de penser rationnellement, peut-etre. Nous pouvons dejeuner a Phoenix, et prendre le premier avion pour New York.
— Non.
— C’est ta derniere chance.
— Non, Timothy.
Il haussa les epaules et se detourna. « Comme tu voudras. Reste avec tes cingles de copains. Moi, j’en ai marre. Plus que marre. »
Je restai fige tandis qu’il traversait la clairiere, passait entre deux petits cranes de pierre a demi enfonces dans le sable et s’eloignait sur le sentier. Il etait impossible de le convaincre de rester. Ce moment etait inevitable depuis le debut. Timothy n’etait pas comme nous, il lui manquait nos traumatismes et nos motivations, rien n’aurait pu le persuader de la necessite de subir l’Epreuve au complet. Pendant un long moment, j’examinai mes options, je recherchai la communion avec les forces qui guidaient la destinee du Receptacle, je demandai si le moment etait venu, et il me fut repondu : « Oui, le moment est venu. » Je me mis a courir apres Timothy. En arrivant a la rangee de cranes, je m’agenouillai rapidement et j’en ramassai un dans le sable — il me fallait mes deux mains pour le porter, il pesait au moins dix ou quinze kilos — et, reprenant ma course, je rattrapai Timothy juste a l’endroit ou le sentier commencait. D’un seul mouvement agile, je soulevai le crane de pierre et l’amenai de toutes mes forces en contact avec sa nuque. A travers le basalte, mes doigts recurent une sensation d’os broyes. Il s’ecroula sans un cri. Le crane etait tache de sang. Je le lachai, et il resta dresse la ou il etait tombe. Les cheveux blonds de Timothy etaient macules de rouge, et la tache s’etalait avec une rapidite surprenante. Il m’etait necessaire d’appeler des temoins, me dis-je, afin de proceder aux rites necessaires. Je me tournai vers le monastere. Mes temoins etaient deja la. Ned, tout nu, et frater Antony, avec ses jeans delaves, se tenaient a l’entree du batiment. Je marchai jusqu’a eux. Ned hocha lentement la tete ; il avait assiste a tout. Je me suis mis a genoux devant frater Antony. Il posa sa main froide sur mon front en disant doucement :
« Tel est le Neuvieme Mystere : que le prix d’une vie soit exige en echange d’une vie. Sachez, o Nobles- nes ! que chaque eternite doit etre compensee par une extinction. » Puis il dit encore : « De meme que par le fait de notre vie nous mourons chaque jour, de meme par le fait de notre mort nous vivrons eternellement. »
XLI
NED
J’essayai de demander a Oliver de nous aider a enterrer Timothy, mais il boudait dans sa chambre comme Achille sous sa tente, et c’est a Eli et a moi que la tache revint entierement. Oliver refusait d’ouvrir sa porte ; pas meme un grognement ne saluait mes coups insistants. Je le laissai et allai rejoindre le groupe qui attendait devant le monastere. Eli, debout a cote du corps, avait un air seraphique, transfigure. Son visage etait rouge et son corps luisait de transpiration a la lueur du matin.
A cote de lui, il y avait quatre freres, les quatre Gardiens : frater Antony, frater Miklos, frater Javier et frater Franz. Ils etaient sereins et semblaient satisfaits de ce qui s’etait passe. Frater Franz avait porte des outils de fossoyeur, des pics et des pelles. Le cimetiere, declara frater Antony, n’etait pas tres loin de la dans le desert.
Peut-etre, pour des raisons de purete rituelle, les fraters se refusaient a toucher le corps. Je doutais qu’Eli et moi puissions le transporter sur plus d’une dizaine de metres, mais Eli ne semblait pas inquiet. Il s’agenouilla, croisa les pieds de Timothy l’un sur l’autre et passa la tete entre ses mollets, puis il me fit signe de le soulever par le milieu. Houp ! Nous levames cette masse inerte de cent kilos, en titubant un peu. Frater Antony ouvrant la marche, nous nous dirigeames tant bien que mal vers le cimetiere, tandis que les autres fraters nous suivaient a distance.
Bien que l’aube fut encore proche, le soleil etait deja impitoyable, et l’effort de transporter ce terrible fardeau a travers la brume de chaleur miroitante du desert me plongea dans un etat quasi hallucinatoire. Mes pores etaient dilates, mes genoux ployaient, mon regard devenait trouble. Je sentais une main qui me saisissait a la gorge. J’entrai dans un trip ou je revoyais toutes les scenes du grand moment d’Eli au ralenti, la camera s’arretant aux intervalles critiques. Je vis Eli en train de courir, Eli ramassant le lourd bloc de basalte, Eli poursuivant Timothy de nouveau, le rattrapant, se detendant comme un lanceur de poids, les muscles de son cote droit prenant un relief extraordinaire, le bras s’elancant en avant avec une fluidite majestueuse, amenant avec precision le lourd crane de pierre contre celui, plus fragile, de Timothy, qui eclatait. Timothy s’affaissant, s’ecroulant, inerte. Et cela recommencait. Encore et encore, et encore. La poursuite, l’attaque, l’impact, dans un film sans fin qui se deroulait dans ma tete. Au milieu de ces images au ralenti s’interposaient d’autres images de mort, comme des fantomes de gaze : le visage etonne de Lee Harvey Oswald quand Jack Ruby s’approche de lui, le corps recroqueville de Bobby Kennedy sur le sol de la cuisine, les tetes coupees de Mishima et de ses compagnons alignees sur le bureau du general, le soldat romain transpercant de sa lance la silhouette sur la croix, le champignon deployant ses couleurs veneneuses au-dessus d’Hiroshima. Et de nouveau Eli, de nouveau en gros plan la trajectoire de l’antique objet, de nouveau l’impact. Le temps s’arrete. La poesie du fige. Je trebuchais, je tombais presque, et la beaute de ces images me soutenait, irriguant mes jointures craquantes, infusant une nouvelle force a mes muscles, de sorte que je restais quand meme debout, porteur titubant et diligent de la depouille mortelle. De meme que par le fait de notre vie nous mourons chaque jour, de meme par le fait de notre mort nous vivrons eternellement.
« Nous sommes arrives », declara frater Antony.
C’etait le cimetiere ? Je ne voyais ni tombes ni reperes d’aucune sorte. Les plantes basses aux feuilles grises du desert aride poussaient au hasard sur un terrain vide. Mais en regardant de plus pres, avec mes perceptions etrangement intensifiees par mon etat d’epuisement, je remarquai certaines irregularites du terrain, un endroit qui semblait enfonce de plusieurs centimetres, un autre qui semblait eleve, comme si la surface avait connu quelques bouleversements. Avec precaution, nous posames a terre le corps de Timothy. Lorsque je fus soulage du fardeau, j’eus l’impression que mon propre corps flottait, qu’il allait veritablement s’elever au-dessus du sol. Mes membres etaient tremblants et mes bras s’eleverent tout seuls a hauteur d’epaules. Le repit fut de courte duree. Frater Franz nous tendit les outils, et nous commencames a creuser la tombe. Lui seul nous preta main-forte, les autres Gardiens se tenaient a l’ecart, immobiles, distants, comme des statuettes votives. Le sol etait rugueux et friable, ayant perdu sans doute tout son pouvoir de cohesion sous l’action de millions d’annees de soleil de l’Arizona. Nous creusames comme des esclaves, des fourmis, des machines ; j’enfonce, je souleve, j’enfonce, je souleve, j’enfonce, je souleve, chacun de nous creusant sa petite fosse, et ensuite faisant se rejoindre les trois. Parfois, nous faisions intrusion dans le domaine d’un autre, et Eli faillit a un moment empaler mon pied nu avec sa pioche. Mais nous arrivames au bout de la tache. Finalement, une tranchee grossiere d’environ deux metres de long, un metre cinquante de large et un metre de profondeur s’ouvrit a nos pieds.
« Ca suffira comme ca », dit frater Franz.
Haletants, suants, etourdis, nous laissames tomber nos outils et nous nous reculames. J’etais sur le point de m’ecrouler d’epuisement. J’allais suffoquer. Je combattis le manque d’air et reussis, stupidement, a me donner le hoquet. Frater Antony commanda :
« Mettez le mort en terre. »
Comme ca ? Sans cercueil, sans linceul d’aucune sorte ? Le visage dans la poussiere ? La poussiere retourne a la poussiere ? Il semblait que ce fut ainsi. Nous trouvames une nouvelle reserve d’energie et nous soulevames Timothy, nous le placames au-dessus du trou et nous le descendimes doucement. Il etait sur le dos, sa tete meurtrie reposant sur un coussin de terre, ses yeux — avaient-ils une expression de surprise ? — leves vers nous. Eli se pencha, lui ferma les paupieres et tourna la tete sur le cote, dans une position qui ressemblait davantage au sommeil, une position plus confortable pour affronter le repos eternel. Puis les quatre Gardiens prirent position aux quatre coins de la tombe. Les fraters Miklos, Franz et Javier porterent la main a leurs pendentifs et baisserent la tete. Frater Antony, regardant droit devant lui, prononca une breve oraison dans ce langage fluide, inintelligible, qu’ils utilisent quand ils s’adressent aux pretresses (azteque ? atlanteen ?