— Est-ce a toi de le juger ?

— A qui d’autre ? — Il devenait de plus en plus nerveux. — Ecoute, je t’aurais raconte quelque chose d’autre s’il y avait eu quelque chose. Mais il n’y a rien. De petits peches comme arracher les ailes a une mouche, j’en ai commis des milliers. Je ne pouvais tout de meme pas te raconter un truc comme ca. Le seul moyen pour moi d’obeir aux instructions de frater Javier, c’etait de violer le secret d’Oliver. C’est ce que j’ai fait. Je pense que ca doit suffire. Maintenant, si tu n’y vois pas d’inconvenient, je vais te laisser.

Il se dirigea vers la porte.

— Attends ! lui criai-je. Je n’accepte pas ta confession, Eli. Tu essayes de me coller un peche fabrique de toutes pieces, une culpabilite sur mesures. Ca ne marche pas ! Je veux quelque chose de vrai !

— Ce que je t’ai dit sur Oliver est vrai.

— Tu sais tres bien ce que je veux dire.

— Je n’ai rien d’autre a te communiquer.

— Ce n’est pas pour moi, Eli. C’est pour ton bien. C’est ton propre rite de purification. Je suis passe par la, et Oliver, et meme Timothy, et toi tu voudrais me faire croire que rien de tout ce que tu as fait ne t’a jamais fait eprouver de culpabilite ?… — Je haussai les epaules. — D’accord ! C’est ton immortalite que tu es en train de gacher, pas la mienne ! Tu peux t’en aller ! Va ! Va !

Il me lanca un regard terrible, un regard de peur, de ressentiment et d’angoisse, et sortit rapidement, sans se retourner. Ce n’est qu’une fois qu’il fut parti que je me rendis compte que mes nerfs etaient tendus a bloc : mes mains tremblaient, et un muscle de ma cuisse gauche tressaillait violemment. Qu’est-ce qui m’avait retourne de cette facon ? La lache derobade d’Eli, ou sa revelation sur Oliver ? Les deux, decidai-je. Les deux. Mais la seconde chose davantage que la premiere. Je me demandais ce qui se passerait si j’allais trouver Oliver maintenant. Je plongerais mon regard dans ses yeux bleus glaces. Je sais tout, lui dirais-je d’une voix tranquille. Je sais comment tu as ete seduit par ton copain a quatorze ans. Seulement, n’essaie pas de parler de seduction avec moi, mon vieux, parce que je n’y crois pas. Et j’en connais un bout sur la question, fais-moi confiance. On ne devient pas homosexuel parce qu’on a ete seduit. On le devient parce qu’on l’est deja. C’est inscrit dans les genes, dans les os, dans les couilles, et ca ressort a la premiere occasion favorable. Quelqu’un arrive et te donne cette occasion, et c’est la que tu le sais. Tu as eu ta chance, Oliver, et tu as aime ca, et ensuite, tu as passe sept ans a lutter contre ca. Mais, maintenant, tu vas le faire avec moi. Pas parce que mes moyens de seduction sont irresistibles, pas parce que je t’ai prepare avec de la drogue ou de l’alcool, mais parce que tu en as envie, tu en as toujours eu envie. Tu n’as pas eu le courage de te laisser aller. Eh bien, je te donne ta chance, lui dirais-je. Me voici. Et je m’approcherais de lui, et je le toucherais, et il secouerait la tete en faisant un bruit rauque au fond de sa gorge, en luttant, mais quelque chose soudain se romprait en lui, une tension de sept annees se relacherait, et il cesserait de lutter. Il s’abandonnerait et nous pourrions enfin faire ca ensemble. Apres nous resterions serres l’un contre l’autre, epuises, en sueur, mais sa ferveur se refroidirait bientot, comme cela arrive toujours juste apres, et la culpabilite et la honte monteraient en lui, et — je voyais cela comme si j’y etais — il me foutrait une roustee a mort, il me jetterait par terre, il me cognerait la tete contre le sol de pierre, il y aurait mon sang partout. Il se tiendrait debout au-dessus de moi tandis que je me tordrais de douleur, et il me hurlerait sa rage parce que je lui aurais revele la vraie image de lui-meme, et qu’il ne pourrait pas supporter de la regarder face a face avec ses propres yeux. Mais tant pis, Oliver. Si tu dois me detruire, detruis-moi. Ca m’est egal, parce que je t’aime, et j’accepte tout ce que tu voudras me faire. Ainsi le Neuvieme Mystere sera observe, pas vrai ? Je suis venu ici pour t’avoir et puis mourir, et je t’ai eu, et maintenant c’est le moment mystique choisi pour que je disparaisse. Ca m’est egal de mourir par ta main, mon Oliver. Et ses poings puissants me broieraient les os, et mon corps disloque se tordrait d’agonie, puis retomberait immobile, tandis que la voix extatique de frater Antony se ferait entendre, chantant le Neuvieme Mystere, accompagne par un glas invisible : dong, dong, dong ! Ned est mort, Ned est mort, Ned est mort.

La scene avait une realite si intense que je me mis a frissonner et a trembler ; je sentais la force de cette vision dans chaque molecule de mon corps. J’avais l’impression d’etre deja alle chez Oliver, d’avoir deja partage son etreinte passionnee, d’avoir deja peri sous son courroux enflamme. Je n’avais plus besoin de faire toutes ces choses, maintenant. Elles etaient finies, accomplies, elles appartenaient au passe. Je savourais mes souvenirs de lui. Le contact de sa peau fine contre la mienne. La durete de ses muscles de granit sous mes doigts caressants. Le gout de sa peau sur mes levres. Le gout de mon propre sang, coulant des commissures de mes levres tandis qu’il commencait a me marteler. La sensation de lui abandonner mon corps. L’extase. Le glas. La voix venue d’en haut. Les fraters entonnant un requiem a ma memoire. J’etais perdu dans une reverie visionnaire.

A un moment, je m’apercus que quelqu’un etait entre dans ma chambre. La porte s’etait ouverte, puis refermee. Un bruit de pas feutres s’etait fait entendre. J’acceptai cela comme faisant partie de mon reve. Sans me retourner, je decidai qu’Oliver etait venu me voir. Envape comme je l’etais, j’etais si absolument convaincu que c’etait lui et que ca ne pouvait etre personne d’autre que je connus un instant de confusion lorsque je finis par me retourner et que je vis que c’etait Eli. Il s’etait assis tranquillement par terre contre le mur oppose au lit.

A sa premiere visite, il avait eu l’air simplement deprime ; mais maintenant, dix minutes plus tard — ou une demi-heure ? —, il paraissait completement desintegre. Les yeux baisses, les epaules affaissees.

— Je ne comprends pas, dit-il d’une voix caverneuse, comment cette histoire de confession peut avoir une valeur, symbolique, reelle, metaphorique ou autre. Je croyais que j’avais saisi ce que frater Javier voulait dire quand il nous en a parle pour la premiere fois ; mais, maintenant, je ne sais plus. Est-ce que c’est cela qu’il faut faire pour nous delivrer de la mort ? Et pourquoi ? Pourquoi ?

— Parce qu’ils nous le demandent, repondis-je.

— Et alors ?

— C’est une question d’obeissance. De l’obeissance nait la discipline, de la discipline nait la maitrise, et de la maitrise nait le pouvoir de conquerir les forces de la degenerescence. L’obeissance est anti-entropie. L’entropie est notre ennemie.

— Te voila bien eloquent ! me dit-il.

— L’eloquence n’est pas un peche.

Il se mit a rire et ne fit pas de reponse. Je voyais qu’il etait sur une corde raide, a la limite entre la folie et la sante d’esprit. Ce n’etait pas moi qui avais marche toute ma vie sur cette corde raide qui allais le pousser.

Un long moment passa. Ma vision d’Oliver et de moi s’estompa et devint irreelle. Je n’en voulais pas pour cela a Eli ; cette nuit lui appartenait. Finalement, il se mit a me parler d’un essai qu’il avait ecrit a seize ans, en derniere annee du lycee, sur la decadence morale de l’Empire romain occidental vue a travers l’aspect de la degenerescence du latin en un certain nombre de langues romanes. Il se souvenait encore presque par c?ur de ce qu’il avait ecrit, et il me cita de longs passages que j’ecoutai avec un semblant d’attention polie car, bien que ses arguments me parussent brillants, particulierement pour avoir ete ecrits par un garcon de seize ans, je n’avais pas une tres grande envie a ce moment precis d’entendre parler des subtiles implications au point de vue ethique que recelaient les evolutions respectives du francais, de l’espagnol et de l’italien. Mais, graduellement, je compris ou Eli voulait en venir avec son histoire, et je l’ecoutai d’une oreille plus attentive. Il etait, en fait, en train de me faire sa confession.

Il avait ecrit cet essai pour participer a un concours organise par quelque prestigieuse societe savante, et il avait gagne le premier prix, ce qui lui avait assure une bourse de recherche. Il avait, en fait, bati toute sa carriere universitaire subsequente sur ce premier succes, car l’essai avait ete publie dans une revue philologique importante et lui avait valu la celebrite dans sa petite sphere universitaire. Bien qu’il ne fut qu’un etudiant de premiere annee, il etait cite avec eloges dans les travaux des autres erudits. Les portes de toutes les bibliotheques lui etaient ouvertes, et il n’aurait jamais eu, a vrai dire, la possibilite de decouvrir le manuscrit qui nous avait amenes au monastere des Cranes s’il n’avait pas ecrit ce prestigieux essai dont sa renommee dependait. Mais — et il me dit cela sur le meme ton depourvu d’expression qu’il avait employe, un moment plus tot, pour m’exposer ses theories sur les verbes irreguliers — le concept essentiel sur lequel il avait bati sa these n’etait pas le fruit de son propre travail. Il l’avait vole a quelqu’un d’autre.

Tiens, tiens ! Le peche d’Eli Steinfeld ! Ni une peccadille sexuelle, ni un egarement de jeunesse dans l’homosexualite ou la masturbation reciproque, ni un affreux inceste avec une mere protestant faiblement, mais un crime intellectuel, l’espece la plus damnable de toutes. Pas etonnant qu’il ait si longtemps attendu avant de faire son aveu. Mais, maintenant, la verite coulait a flots de sa bouche. Son pere, disait-il, un jour ou il dejeunait dans un self-service de la 6e Avenue, avait remarque un petit monsieur fletri, grisonnant, assis tout seul a une table, en train de feuilleter un epais et encombrant volume. C’etait un livre de Sommerfelt sur l’analyse

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