— Je pensais au contraire qu’on allait y arriver.

— Au debut, au debut. Mais plus maintenant. Nous n’avons jamais eu beaucoup d’influence sur Timothy ; et, maintenant, il ne se donne meme plus la peine de cacher son impatience, son mepris… — Eli enfonca la tete dans ses epaules, comme une tortue. — Et ces orgies avec les pretresses. Je suis en train de tout rater, Ned. Je n’arrive pas a me controler. C’est agreable de baiser a fesse-que-veux-tu, oui, mais je n’arrive pas a maitriser les disciplines erotiques.

— Tu te decourages trop tot.

— Je n’accomplis aucun progres. Je n’ai pas encore reussi a arriver jusqu’a la troisieme. Deux, oui, quelques fois, mais trois, jamais.

— C’est une question de pratique.

— Tu y reussis, toi ?

— Tres bien.

— Evidemment. C’est parce que les femmes ne t’interessent pas. C’est juste un exercice physique pour toi, comme de te balancer sur un trapeze. Mais moi, je me sens concerne par ces filles, Ned ; je les considere comme des objets sexuels ; ce que je fais avec elles a enormement d’importance pour moi, et je… et je… Bon Dieu ! Ned ! si je n’arrive pas a franchir ce cap, a quoi bon me crever pour tout le reste ?

Un abime d’apitoiement sur lui-meme l’avait englouti. Je lui prodiguai les encouragements necessaires : « Ne te laisse pas aller, mon vieux, n’abandonne pas la partie. » Puis je lui rappelai qu’il etait venu la en principe pour me faire une confession. Il acquiesca silencieusement. Pendant une minute ou deux, il resta sans rien dire, distant, se balancant d’avant en arriere. Puis il dit soudain, avec un manque d’a-propos frappant :

— Savais-tu qu’Oliver etait un pede ?

— Il a du me falloir cinq minutes pour m’en apercevoir.

— Tu savais ?

— Il faut en etre un pour en reconnaitre un. Tu n’as jamais entendu dire ca ? Je l’avais vu dans son visage la premiere fois que je l’ai rencontre. Je me suis dit : ce type est un homosexuel. Qu’il en soit conscient ou pas, c’est l’un de nous. L’?il rigide, la machoire serree, cet air de desir refoule, cette ferocite a peine dissimulee d’une ame retroussee a vif, qui souffre parce qu’elle n’a pas le droit de faire ce qu’elle souhaite avec ardeur. Tout chez lui le proclame : le travail qu’il s’impose en guise d’autopunition, sa facon de considerer le sport, meme sa maniere de courir les filles. C’est un cas classique d’homosexualite latente.

— Pas latente, dit-il.

— Hein ?

— Il n’est pas seulement homosexuel en puissance. Il a deja eu une experience. Seulement une fois, c’est vrai, mais cela a suffi pour le marquer profondement depuis l’age de quatorze ans. Pourquoi crois-tu qu’il t’a demande d’habiter avec lui ? C’etait pour eprouver le controle qu’il exerce sur lui-meme. C’etait une epreuve de stoicisme, toutes ces annees ou il ne t’a pas laisse le toucher — mais il te desire, Ned. Tu ne t’en etais jamais apercu ? Ce n’est pas seulement latent. C’est conscient ; c’est juste sous la surface.

Je lancai a Eli un drole de regard. Ce qu’il me disait la etait une chose que je pourrais peut-etre tourner a mon avantage, mais, a part cet espoir de gain personnel que m’apportait la revelation d’Eli, j’etais stupefait et fascine, comme on l’est toujours par des confidences aussi intimes. Cela me faisait un effet bizarre. Je me rappelai quelque chose qui s’etait passe l’ete ou je me trouvais a Southampton, au cours d’une soiree ou tout le monde etait beurre.

Deux hommes qui avaient vecu ensemble depuis pres de vingt ans s’etaient violemment disputes, et l’un d’eux avait brusquement arrache la tunique de coton boucle de l’autre, devoilant sa nudite devant tout le monde, revelant un ventre mou, un entrejambe presque sans poils et les organes genitaux non developpes d’un garcon de dix ans, en s’ecriant qu’il avait du s’accommoder de ca pendant toutes ces annees. Ce moment de verite, ce demasquage catastrophique, avait ete le sujet de delicieuses conversations de salon pendant des semaines, mais j’en etais reste ec?ure, parce que j’avais ete le temoin des souffrances privees d’un autre, et je savais que ce que tout le monde avait vu ce soir-la, ce n’etait pas seulement un corps mis a nu. Je n’avais pas besoin de savoir ce qui m’avait ete revele alors. Et, maintenant, Eli m’avait dit quelque chose qui pouvait m’etre utile d’une certaine maniere, mais qui d’une autre m’avait force a m’introduire sans que je le demande dans l’ame de quelqu’un d’autre.

— Quand as-tu decouvert ca ? demandai-je.

— C’est Oliver qui me l’a dit hier soir…

— Dans sa confes…

— Dans sa confession, oui. Ca s’est passe au Kansas. Il etait parti chasser dans les bois avec un de ses amis, un garcon d’un an plus age que lui, et ils se sont arretes pour se baigner, et, quand ils sont sortis de l’eau, l’autre l’a seduit, et Oliver a aime ca. Il n’a jamais pu l’oublier, l’intensite de la situation, le plaisir physique qu’il en a retire, mais il s’est soigneusement abstenu de renouveler l’experience. Tu as absolument raison quand tu dis qu’on peut expliquer en grande partie la rigidite d’Oliver, son caractere obsede, par les efforts continuels qu’il fait pour refouler son…

— Eli ?

— Oui, Ned ?

— Eli, ces confessions sont censees etre confidentielles.

Il mordilla sa levre inferieure :

— Je sais.

— Tu portes atteinte a la vie privee d’Oliver en me le repetant. Surtout a moi.

— Je sais.

— Alors, pourquoi le fais-tu ?

— J’ai pense que ca t’interesserait.

— Non, Eli. Ca ne prend pas. Un type qui a ton discernement, ta connaissance existentielle… Non, mon vieux, je ne te vois pas dans le role de diffuseur de ragots. Tu es venu ici avec l’intention deliberee de trahir Oliver. Pour quelle raison ? Essayes-tu de machiner quelque chose entre Oliver et moi ?

— Pas exactement.

— Alors, pourquoi m’en as-tu parle ?

— Parce que je savais que c’etait mal.

— Qu’est-ce que c’est que cette putain de raison ?

Il emit un etrange rire force :

— Ca me donne quelque chose a confesser. Je considere ce que je viens de faire comme l’acte le plus odieux que j’aie jamais accompli. Reveler le secret d’Oliver a la personne la plus capable de tirer avantage de sa vulnerabilite. Voila. C’est fait, et maintenant je le confesse officiellement. Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa. Le peche a ete commis juste devant tes yeux ; maintenant, donne-moi l’absolution, veux-tu ?

Il parlait sur un rythme si rapide et si saccade que pendant un instant je fus incapable de suivre les circonvolutions byzantines de son raisonnement. Meme lorsque j’eus compris, j’eus du mal a croire qu’il parlait serieusement. Finalement, je lui repondis :

— Cette facon de te defiler est degueulasse !

— Tu crois ?

— Ton cynisme n’est meme pas digne de Timothy. Il viole l’esprit, et peut-etre la lettre, des instructions de frater Javier. Frater Javier n’a jamais dit qu’il voulait que nous commettions des peches sur commande pour nous en repentir aussitot apres. Tu dois confesser quelque chose de reel, quelque chose qui appartienne a ton passe, quelque chose de profondement enracine en toi, qui t’empoisonne le sang depuis des annees.

— Et si je n’ai rien de ce genre a confesser ?

— Rien du tout, Eli ?

— Rien du tout.

— Tu n’as jamais souhaite que ta grand-mere tombe raide morte parce qu’elle t’avait fait mettre un nouveau costume ? Tu n’as jamais regarde dans le vestiaire des filles par le trou de la serrure ? Tu n’as jamais arrache les ailes a une mouche ? Comment peux-tu dire honnetement que tu n’as pas de faute cachee a te reprocher ?

— Rien qui compte vraiment.

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