et qu’il fallait lui epargner la misere d’un jugement et d’une execution, et qu’il valait mieux le tuer ainsi…

– Les laches, les chiens, cria Cyrille brusquement; lui tirer une balle dans le dos! Paysans maudits!… on vous a peu fouettes de notre temps!…» Il montra le poing a la vieille femme avec une sorte de haine:

«Tu entends? Tu entends?

– J’entends, dit-elle, mais a quoi bon regretter qu’il soit mort ainsi ou autrement? Dieu l’a recu sans les sacrements, je l’ai bien vu a sa figure tranquille. Que Dieu nous accorde a tous une fin aussi calme… Il n’a rien vu, il n’a pas souffert.

– Ah! tu ne comprends pas.

– Tout est mieux ainsi», repeta-t-elle.

Ce fut la derniere fois qu’elle prononca le nom de Youri a haute voix; elle semblait avoir referme ses vieilles levres sur lui, pour toujours. Quand les autres parlaient de lui, elle ne repondait pas, demeurait muette et froide, regardant le vide avec une sorte de desespoir glace.

L’hiver fut extremement dur. Ils manquaient de pain, de vetements. Seuls, les bijoux apportes par Tatiana Ivanovna leur procuraient parfois un peu d’argent. La ville brulait; la neige tombait doucement, recouvrant les poutres calcinees des maisons detruites, les cadavres des hommes et ceux des chevaux depeces. A d’autres moments, la ville changeait; des provisions de viandes, de fruits, de caviar arrivaient… Dieu seul savait comment… La canonnade cessait, et la vie reprenait, precaire et enivrante. Enivrante… cela, seuls, Cyrille et Loulou le sentaient… Plus tard, la memoire de certaines nuits, de promenades en barque, avec d’autres jeunes gens, le gout des baisers, du vent qui soufflait au petit jour sur les vagues demontees de la mer Noire, ne devaient jamais s’effacer en eux.

Le long hiver passa, encore un ete et l’hiver suivant, ou la famine devint telle que les petits enfants morts etaient portes en terre, en tas, dans de vieux sacs. Les Karine vecurent. Au mois de mai, avec le dernier bateau francais qui quittait Odessa, ils purent s’embarquer, gagner Constantinople, puis Marseille.

Ils descendirent dans le port de Marseille le 28 mai 1920. A Constantinople, ils avaient vendu les bijoux qui leur restaient et ils possedaient quelque argent, cousu dans leurs ceintures par une vieille habitude… Ils etaient vetus de haillons, ils avaient des figures etranges et effrayantes, miserables, dures. Les enfants, malgre tout, paraissaient gais; ils riaient avec une espece de sombre legerete qui faisait sentir davantage aux vieux leur propre fatigue.

L’air limpide de mai etait charge d’une odeur de fleurs et de poivre; la foule allait lentement, s’arretant aux vitrines, riant et parlant a voix haute; les lumieres, la musique dans les cafes, tout cela paraissait bizarre comme un reve.

Tandis que Nicolas Alexandrovitch retenait les chambres a l’hotel, les enfants et Tatiana Ivanovna demeurerent un instant dehors. Loulou, son visage pale tendu en avant, fermait les yeux, aspirait l’air parfume du soir. Les grands globes electriques eclairaient la rue d’une lumiere diffuse et bleue; de fins arbres en bouquets agitaient leurs branches. Des matelots passerent, regarderent en riant la jolie fille immobile. L’un d’eux lui jeta doucement un brin de mimosa. Loulou se mit a rire. «Le beau, le charmant pays, dit-elle, quel reve, Nianiouchka, regarde…»

Mais la vieille femme etait assise sur un banc et paraissait somnoler, son mouchoir tire sur sa tete blanche et les mains croisees sur ses genoux. Loulou vit que ses yeux etaient demeures ouverts, et regardaient fixement devant elle. Elle lui toucha l’epaule, appela:

«Nianiouchka? qu’est-ce que tu as?»

Tatiana Ivanovna tressaillit brusquement, se leva. Au meme instant Nicolas Alexandrovitch leur fit signe.

Ils entrerent, traverserent lentement le hall, sentant dans leurs dos les regards curieux. Les tapis epais dont ils avaient perdu l’habitude, semblaient coller a leurs semelles comme de la glu. Au restaurant l’orchestre jouait. Ils s’arreterent, ecouterent cette musique de jazz qu’ils entendaient pour la premiere fois, ils ressentaient une sorte de vague epouvante, de ravissement insense. C’etait un autre monde…

Ils entrerent dans leurs chambres, demeurerent longtemps aux fenetres, regardant les autos passer dans la rue. Les enfants repetaient:

«Sortons, sortons, allons dans un cafe, dans un theatre…»

Ils se baignerent, brosserent leurs habits, se precipiterent vers la porte. Nicolas Alexandrovitch et sa femme les suivaient plus lentement, plus peniblement, mais devores, eux aussi, d’une soif de liberte et d’air.

Sur le seuil Nicolas Alexandrovitch se retourna. Loulou avait eteint l’electricite. Ils avaient oublie Tatiana Ivanovna assise devant la fenetre. La lumiere d’un bec de gaz place devant le petit balcon eclairait sa tete baissee. Elle etait immobile et semblait attendre. Nicolas Alexandrovitch demanda: «Tu viens avec nous, Nianiouchka?»

Elle ne repondit rien.

«Tu n’as pas faim?»

Elle secoua la tete, puis, tout a coup, se leva, tressant nerveusement les franges de son chale.

«Dois-je defaire les valises des enfants? Quand repartons-nous?

– Mais nous sommes arrives, dit Nicolas Alexandrovitch. Pourquoi veux-tu repartir?

– Je ne sais pas, murmura-t-elle avec une expression absente et lasse, je pensais…»

Elle soupira, ecarta les bras, dit a voix basse:

«C’est bien.

– Veux-tu venir avec nous?

– Non, merci, Helene Vassilievna, prononca-t-elle avec effort; non, vraiment…»

On entendait courir les enfants dans le couloir. Les vieilles gens se regarderent silencieusement en soupirant, puis Helene Vassilievna fit un geste las de la main, sortit, et derriere elle, Nicolas Alexandrovitch s’en alla, refermant doucement la porte.

CHAPITRE V

Les Karine arriverent a Paris au commencement de l’ete, et louerent un petit appartement meuble rue de l’Arc-de-Triomphe. En ce temps-la, Paris etait envahi par le premier flot d’emigres russes, qui tous s’entassaient dans Passy et aux environs de l’Etoile, tendant instinctivement vers le Bois proche. La chaleur, cette annee-la, etait suffocante.

L’appartement etait petit, sombre, etouffant; il sentait une odeur de poussiere, de vieilles etoffes; les plafonds bas semblaient peser sur les tetes; des fenetres on apercevait la cour, etroite et profonde, aux murs blanchis a la chaux, qui reverberaient cruellement le soleil de juillet. Des le matin on fermait les volets et les croisees, et dans ces quatre petites chambres obscures, les Karine vivaient jusqu’au soir, sans sortir, etonnes par les bruits de Paris, respirant avec malaise les relents des eviers, des cuisines qui montaient de la cour. Ils allaient, venaient, d’un mur a un autre, silencieusement, comme les mouches d’automne, quand la chaleur, la lumiere et l’ete ont passe, volent peniblement, lasses et irritees, aux vitres, trainant leurs ailes mortes.

Tatiana Ivanovna, assise tout le jour, dans une petite lingerie, au fond de l’appartement, raccommodait les effets. La bonne a tout faire, une fille normande, rouge et fraiche, lourde comme un percheron, entr’ouvrait parfois la porte, criait: «Vous ne vous ennuyez pas?» s’imaginant etre mieux comprise de l’etrangere en articulant fortement les paroles, comme lorsqu’on adresse aux sourds, et sa voix retentissante faisait trembler l’abat-jour de porcelaine de la lampe.

Tatiana Ivanovna secouait vaguement la tete, et la bonne recommencait a remuer ses casseroles.

Andre avait ete envoye en pension au bord de la mer, en Bretagne. Un peu plus tard, Cyrille partit. Il avait retrouve sa compagne de cellule, l’actrice francaise, enfermee avec lui en prison, a Saint-Petersbourg, en 1918. Elle etait a present richement entretenue. C’etait une jolie fille genereuse, une blonde au beau corps lourd, folle de Cyrille… Cela simplifiait l’existence. Mais en rentrant chez lui, parfois, a l’aube, il lui arrivait de regarder la cour sous ses fenetres, avec le desir d’etre etendu sur ces paves roses et d’en avoir fini, une fois pour toutes, avec l’amour, l’argent et leurs complications.

Puis, cela passait. Il achetait de beaux vetements. Il buvait. A la fin de juin, il partit pour Deauville, avec sa maitresse.

A Paris, quand la chaleur tombait, vers le soir, les Karine sortaient, allaient au Bois, au Pavillon Dauphine. Les

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