Ce qu’il avait vu, du haut de cette maudite troisieme marche, il a pas voulu me le dire. Ce jour-la, et pendant les deux traversees qu’on a faites encore apres, Novecento resta un peu bizarre, il parlait moins que d’habitude, et il avait l’air tres occupe par une histoire a lui, personnelle. Nous, on ne posait aucune question. Lui, il faisait comme si de rien n’etait. On voyait qu’il n’etait pas tout a fait normal, mais bon, on n’avait pas envie d’aller l’interroger. Les choses continuerent ainsi pendant quelques mois. Puis, un jour, Novecento entra dans ma cabine, et lentement, mais tout d’une traite, sans s’arreter, me dit : « Merci pour le manteau, il m’allait drolement bien, dommage, j’aurais eu une sacree allure avec, mais ca va beaucoup mieux maintenant, c’est passe, tu ne dois pas t’imaginer que je suis malheureux : je ne le serai plus jamais. »

Quant a moi, je n’etais meme pas certain qu’il l’ait jamais ete, malheureux. Ce n’etait pas une de ces personnes dont tu te demandes toujours est-ce qu’il est heureux, ce type-la. C’etait Novecento, point. Il ne te faisait pas venir a l’esprit l’idee du bonheur, ou de la souffrance. Il avait l’air au-dessus de tout, il avait l’air intouchable. Lui, et sa musique : le reste, ca comptait pas.

« Tu ne dois pas t’imaginer que je suis malheureux : je ne le serai plus jamais. » Ca m’en a laisse baba, cette phrase. Il n’avait pas l’air du gars qui plaisante, en disant ca. L’air de celui qui sait tres bien ou il va. Et qui y arrivera. C’etait comme quand il s’asseyait au piano et qu’il commencait a jouer, aucune hesitation dans ses mains, les touches semblaient les attendre depuis toujours, ces notes, comme si elles n’avaient existe que pour ces notes-la, et uniquement pour elles. On avait l’impression qu’il inventait dans l’instant : mais ces notes-la, quelque part dans sa tete, elles etaient ecrites depuis toujours.

Je sais maintenant que ce jour-la Novecento avait decide qu’il allait s’asseoir devant les touches blanches et noires de sa vie, et commencer a jouer une musique, absurde et geniale, compliquee mais superbe, la plus grande de toutes. Et danser sur cette musique ce qu’il lui resterait d’annees. Et plus jamais etre malheureux.

Moi, je suis descendu du Virginian le 21 aout 1933. J’y etais monte six annees plus tot. Mais ca me paraissait une vie entiere. Je n’en suis pas descendu pour un jour ou pour une semaine : j’en suis descendu pour toujours. Avec mes papiers de debarquement, mes arrieres de paie, tout. En regle. J’en avais fini avec l’Ocean.

Je ne peux pas dire que je ne l’ai pas aimee, cette vie-la. C’etait une drole de maniere de faire coller les choses, mais ca fonctionnait. Sauf que je n’arrivais pas vraiment a penser que ca pouvait durer toujours. Si tu es marin, c’est different, ta place est sur la mer, tu peux y rester jusqu’a ce que tu creves, pas de probleme. Mais un type qui joue de la trompette... Si tu joues de la trompette, sur la mer tu es un etranger, et tu le seras toujours. Que tu rentres chez toi tot ou tard, c’est juste. Et tot, c’est encore mieux, je me suis dit.

« Et tot, c’est encore mieux », j’ai dit a Novecento. Et il a compris. On voyait bien qu’il n’avait aucune envie de me voir descendre cette passerelle, et en plus pour toujours, mais jamais il ne me le dit. Et c’etait mieux comme ca. Le dernier soir, on etait en train de jouer pour les habituels connards des premieres, et le moment de mon solo arriva, je commencai donc a jouer, et apres quelques notes j’entends le piano qui s’en vient avec moi, tout bas, avec douceur, mais il jouait avec moi. On continua comme ca tous les deux, et moi, bon Dieu, je jouais du mieux que je pouvais, pas tout a fait Louis Armstrong mais vraiment je jouais bien, avec Novecento derriere moi qui me suivait partout, comme lui seul savait le faire. Les autres nous ont laisses continuer un petit bout de temps, ma trompette et son piano, pour la derniere fois, a nous dire toutes les choses qu’on peut jamais se dire, avec les mots. Autour de nous les gens continuaient a danser, ils ne s’etaient apercus de rien, ils ne pouvaient pas s’en apercevoir, ils ne savaient rien de tout ca, ils continuaient a danser comme si de rien n’etait. Peut-etre qu’un type a juste dit a un autre : « T’as vu celui qui est a la trompette, c’est rigolo, il doit etre saoul, ou alors il a un grain. Regarde-le, celui qui est a la trompette : il joue, et pendant ce temps, il pleure. »

Ce qui s’est passe apres, une fois debarque, c’est une autre histoire. J’aurais peut-etre pu faire quelque chose de bien si cette fichue guerre n’etait pas venue se mettre en travers, ca aussi. Ca a tout complique, on ne savait plus ou on en etait. Il fallait avoir un sacre cerveau, pour s’y retrouver. Il fallait avoir des qualites que moi, je n’avais pas. Moi, je savais jouer de la trompette. C’est etonnant a quel point ca peut etre inutile, quand la guerre est la. Collee a tes basques. A pas vouloir te lacher.

Bref, pour ce qui est du Virginian et de Novecento, je n’en ai plus entendu parler, pendant des annees. Ce n’est pas que j’avais oublie, j’ai continue, toujours, a me souvenir de lui, et je me demandais sans cesse : «Qu’est-ce qu’il ferait, Novecento, s’il etait la, qu’est-ce qu’il dirait, « au cul la guerre» il dirait », mais quand c’etait moi qui le disais, ca faisait pas pareil. Ca allait tellement mal que, par moments, je fermais les yeux et je repartais la-bas, en troisieme classe, a ecouter les emigrants chanter l’opera, et Novecento jouer on ne sait quelle musique, ses mains, sa tete, et l’Ocean autour. Par l’imagination j’y allais, et par les souvenirs, c’est tout ce qu’il te reste quelquefois, pour sauver ta peau, quand t’as plus rien. C’est un truc de pauvre, mais ca marche toujours.

Bref, tout ca c’etait une histoire terminee. Qui avait vraiment l’air terminee. Et puis, un jour, je recois une lettre, ecrite par Neil O'connor, l’Irlandais qui n’arretait jamais de plaisanter. Mais cette fois, c’etait une lettre serieuse. Elle disait que le Virginian etait rentre de la guerre tout deglingue, il avait servi d’hopital flottant, et il etait dans un tel etat a la fin qu’ils avaient decide de le couler. Ils avaient debarque a Plymouth le peu d’equipage qui restait, ils avaient bourre le bateau de

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