— Quelle fille d’a cote ?

— Tu sais bien, l’etudiante. Clarisse, elle s’appelle.

— Ah oui.

— Ca fait quelques jours que je ne l’ai pas vue — quatre jours pour etre precis. Tu l’as vue, toi ?

— Non.

— Je voulais te parler d’elle. C’est curieux.

— Oh, je vois qui tu veux dire.

— C’est bien ce que je pensais.

— Elle..., dit Mildred dans l’obscurite.

— Quoi, elle ?

— Je voulais te dire justement. Oublie. Oublie.

— Dis-moi maintenant. Qu’est-ce que c’est ?

— Je crois qu’elle est partie.

— Partie ? — Toute la famille a demenage. Mais elle est partie pour de bon. Je crois qu’elle est morte.

— On ne doit pas parler de la meme fille.

— Si. La meme fille. McClellan. McClellan. Ecrasee par une voiture. Il y a quatre jours. Je n’en suis pas sure.

Mais je crois qu’elle est morte. En tout cas la famille a demenage. Je ne sais pas. Mais je crois qu’elle est morte.

— Tu n’en es pas sure !

— Non, pas sure. Presque sure.

— Pourquoi ne m’en as-tu pas parle plus tot ?

— Oublie.

— Ca remonte a quatre jours !

— J’ai oublie tout ca.

— Quatre jours », repeta-t-il a voix basse.

Ils etaient tous deux etendus dans l’obscurite, immobiles. « Bonne nuit », dit-elle.

Il percut un leger bruit de tissu froisse. Les mains de Mildred bougeaient. Au contact de ses doigts, le de electrique se deplaca comme une mante religieuse sur l’oreiller. Et voila qu’il etait de nouveau dans son oreille, a bourdonner.

Il ecouta. Sa femme fredonnait tout bas.

Au-dehors, une ombre bougea, un vent d’automne se leva et retomba. Mais il y avait autre chose dans le silence qu’il percevait. Comme un souffle contre la fenetre. Comme une trainee de vapeur luminescente verdatre, le frisson d’une immense feuille d’octobre emportee a travers la pelouse avant de disparaitre au loin.

Le Limier, pensa-t-il. Il est de sortie cette nuit. Il est la dehors. Si j’ouvrais la fenetre...

Il se garda de l’ouvrir.

Au matin, il avait de la fievre et des frissons.

« Ce n’est pas possible que tu sois malade », dit Mildred.

Il ferma les paupieres sur ses yeux brulants. « Si.

— Mais tu allais bien hier soir.

— Non, je n’allais pas bien. » Il entendait les « parents » vociferer dans le salon. Debout aupres du lit, Mildred l’examinait avec curiosite. Il la sentait la, il la voyait sans ouvrir les yeux : la paille cassante de ses cheveux brules par les produits chimiques, ses yeux couverts d’une espece de cataracte invisible mais que l’on devinait tout au fond des pupilles, la moue des levres peintes, la silhouette reduite a celle d’une mante religieuse a force de regimes, et sa chair pareille a du bacon blanc. C’etait la seule image qu’il conservait d’elle.

« Veux-tu m’apporter de l’aspirine et de l’eau ?

— Il faut te lever. Il est midi. TU as dormi cinq heures de plus que d’habitude.

— Pourrais-tu eteindre le salon ?

— Mais c’est ma famille.

— Tu veux bien faire ca pour un malade ?

— Je vais baisser le son. » Elle sortit, ne toucha a rien dans le salon et revint.

« C’est mieux comme ca ?

— Merci.

— C’est mon programme prefere.

— Et mon aspirine ?

— Tu n’as jamais ete malade. » Elle repartit.

« Eh bien, je le suis aujourd’hui. Je n’irai pas travailler ce soir. Previens Beatty pour moi. — Tu etais bizarre la nuit derniere. » Elle revenait en fredonnant.

« Ou est l’aspirine ? » Il jeta un coup d’?il au verre d’eau qu’elle lui tendait.

« Oh. » Elle regagna la salle de bains. « Il est arrive quelque chose ?

— Un feu, c’est tout.

— Moi, j’ai passe une soiree epatante, lanca-t-elle de la salle de bains.

— A quoi faire ?

— Au salon.

— Qu’est-ce qu’on donnait ?

— Des emissions.

— Quelles emissions ?

— Les meilleures.

— Avec qui ?

— Oh, tu sais bien, toute la bande.

— Oui, la bande, la bande, la bande. » Il comprima la douleur qui lui taraudait les yeux et soudain l’odeur du petrole le fit vomir.

Mildred revint en continuant de fredonner. Une expression de surprise se peignit sur son visage. « Pourquoi as-tu fait ca ? » Il regarda le sol d’un air consterne. « On a brule une vieille femme avec ses livres.

— Encore une chance que la moquette soit lavable. » Elle alla chercher un balai laveur et se mit au travail.

« Je suis allee chez Helen hier soir.

— Tu n’avais pas d’image dans le salon ?

— Bien sur que si, mais c’est chouette de faire des visites. » Elle redisparut dans le salon. Il l’entendit chantonner.

« Mildred ? » lanca-t-il.

Elle reparut, toujours en train de chantonner tout en claquant doucement des doigts.

« Tu ne veux pas me poser de question sur ce qui s’est passe hier soir ?

— Qu’est-ce qui s’est passe ?

— On a brule un millier de livres. On a brule une femme.

— Et alors ? » Dans le salon, c’etait une explosion de sons.

« On a brule des livres de Dante, de Swift, de Marc Aurele.

— Ge n’etait pas un Europeen ?

— Quelque chose comme ca.

— Et ce n’etait pas un extremiste ?

— Je ne l’ai jamais lu.

— C’etait un extremiste. » Mildred tripotait le telephone. « Tu ne te figures pas que je vais appeler le capitaine Beatty quand meme ?

— Mais il le faut !

— Ne crie pas !

— Je ne crie pas. » Il s’etait brusquement redresse dans le lit, furieux, congestionne, tremblant. Le salon rugissait dans l’air brulant. « Je ne peux pas l’appeler. Je ne peux pas lui dire que je suis malade.

— Pourquoi ? » Parce que tu as peur, pensa-t-il. Tu es un enfant qui simule et qui a peur d’appeler parce qu’au bout d’un moment la conversation donnera ceci : « Oui, capitaine, je me sens deja mieux. Je serai la ce soir

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