a dix heures. » « Tu n’es pas malade », declara Mildred. Montag se laissa retomber en arriere. Il glissa une main sous l’oreiller. Le livre derobe etait toujours la.

« Mildred, qu’est-ce que tu dirais si, euh, je lachais mon boulot pendant quelque temps ?

— Tu veux tout abandonner ? Apres toutes ces annees de travail, simplement parce qu’une nuit, je ne sais quelle bonne femme et ses livres...

— Si tu l’avais vue, Millie !

— Elle ne represente rien pour moi ; elle n’avait qu’a ne pas avoir ces bouquins. C’etait son affaire, elle n’avait qu’a y penser. Je la deteste. Elle t’a mis en branle et en avant, on va se retrouver sur le pave, sans maison, sans travail, sans rien.

— Tu n’etais pas la, tu ne l’as pas vue. Il doit y avoir quelque chose dans les livres, des choses que nous ne pouvons pas imaginer, pour amener une femme a rester dans une maison en flammes ; oui, il doit y avoir quelque chose. On n’agit pas comme ca pour rien.

— C’etait une simple d’esprit.

— Elle avait sa raison autant que toi et moi, plus peutetre, et on l’a brulee.

— Ca n’empeche pas l’eau de couler sous les ponts.

— L’eau peut-etre, mais pas le feu. TU as deja vu une maison bruler ? Elle fume pendant des jours. Et pour ce qui est de ce feu-la, je m’en souviendrai toute ma vie.

Bon Dieu ! Toute la nuit j’ai essaye de l’eteindre dans ma tete. C’etait a devenir fou.

— Tu aurais du reflechir a ca avant de devenir pompier.

— Reflechir ! Est-ce que j’ai eu le choix ? Mon pere et mon grand-pere etaient pompiers. Dans mon sommeil, je leur courais apres. » Le salon jouait un air de danse.

« On est le jour ou tu prends ton service plus tot, dit Mildred. Tu devrais etre parti depuis deux heures. Je viens de m’en apercevoir.

— Ce n’est pas seulement la mort de cette femme, reprit Montag. Cette nuit, j’ai pense a tout le petrole que j’ai deverse depuis dix ans. Et j’ai pense aux livres. Et pour la premiere fois je me suis rendu compte que derriere chacun de ces livres, il y avait un homme. Un homme qui les avait concus. Un homme qui avait mis du temps pour les ecrire. Jamais cette idee ne m’etait venue. » Il sortit du lit. « Si ca se trouve, il a fallu toute une vie a un homme pour mettre certaines de ses idees par ecrit, observer le monde et la vie autour de lui, et moi j’arrive en deux minutes et boum ! tout est fini.

— Laisse-moi tranquille, protesta Mildred. Je n’ai rien fait.

— Te laisser tranquille ? Tres bien, mais comment je fais pour me laisser tranquille ? Nous n’avons pas besoin qu’on nous laisse tranquilles. Nous avons besoin de vrais tourments de temps en temps. Ca fait combien de temps que tu ne t’es pas vraiment tourmentee ? Pour quelque chose d’important, quelque chose d’authentique ? » Puis il se tut, car il se souvenait de la semaine passee, des deux pierres blanches fixees sur le plafond, du serpent-pompe a l’?il fouineur et des deux hommes blafards avec leur cigarette qui tressautait entre leurs levres tandis qu’ils parlaient. Mais il s’agissait d’une autre Mildred, d’une Mildred si profondement enfouie a l’interieur de celle-ci, et si tourmentee, reellement tourmentee, que les deux femmes ne s’etaient jamais rencontrees.

Il se detourna. Mildred dit : « Bon, tu as gagne. Devant la maison.

Regarde qui est la.

— Je m’en fiche.

— Il y a une voiture a l’insigne du Phenix qui vient de s’arreter et un homme en chemise noire avec un serpent orange brode sur le bras qui remonte l’allee.

— Le capitaine Beatty ?

— Le capitaine Beatty. » Montag demeura immobile, les yeux plonges dans la froide blancheur du mur qui lui faisait face.

« Fais-le entrer, veux-tu ? Dis-lui que je suis malade.

— Dis-le-lui toi-meme ! » Elle se mit a trottiner de-ci de-la, puis s’arreta, les yeux grands ouverts, quand elle entendit la porte d’entree l’appeler tout doucement: « Madame Montag, madame Montag, il y a quelqu’un, il y a quelqu’un, madame Montag, madame Montag, il y a quelqu’un. » De plus en plus faiblement.

Montag s’assura que le livre etait bien cache derriere l’oreiller, se remit au lit sans se presser et tira les couvertures sur ses genoux et sa poitrine, adoptant une position mi-assise. Au bout d’un instant, Mildred sortit de sa stupeur, quitta la piece et le capitaine Beatty entra tranquillement, les mains dans les poches.

« Faites taire la 'famille' », dit Beatty en promenant sur le decor un regard circulaire dont Montag et sa femme etaient exclus.

Cette fois, Mildred partit en courant. Les voix glapissantes cesserent leur tapage dans le salon.

Le capitaine Beatty s’installa dans le fauteuil le plus confortable, une expression parfaitement sereine sur son visage rubicond. Il prit tout son temps pour bourrer et allumer sa pipe de bronze et souffla un grand nuage de fumee. « Une idee que j’ai eue comme ca de passer voir comment allait le malade.

— Comment avez-vous devine ? » Beatty y alla de son sourire qui exhibait le rose bonbon de ses gencives et la blancheur de sucre de ses dents.

« Je connais la musique. Vous alliez m’appeler pour me demander la nuit. » Montag se mit en position assise.

« Eh bien, dit Beatty, prenez votre nuit ! » Il examina sa boite d’allumettes inusables dont le couvercle annoncait UN MILLION D’ALLUMAGES GARANTIS DANS CET IGNITEUR et, d’un air absent, se mit a gratter l’allumette chimique, a la souffler, la rallumer, la souffler, dire quelques mots, souffler. Il regarda la flamme, souffla, regarda la fumee. « Quand pensez-vous aller mieux ?

— Demain. Apres-demain, peut-etre. Debut de la semaine prochaine. » Beatty tira une bouffee de sa pipe. « Tot ou tard, tout pompier en passe par la. Tout ce qu’il faut alors, c’est comprendre le fonctionnement de la mecanique.

Connaitre l’historique de notre profession. On n’explique plus ca a la bleusaille comme dans le temps. Dommage. » Une bouffee. « Il n’y a plus que les capitaines de pompiers pour s’en souvenir. » Une bouffee. « Je vais vous mettre au courant. » Mildred s’agita.

Beatty s’accorda une bonne minute pour s’installer et reflechir a ce qu’il voulait dire.

« Quand est-ce que tout ca a commence, vous m’avez demande, ce boulot qu’on fait, comment c’est venu, ou, quand ? Eh bien, je dirais que le point depart remonte a un truc appele la Guerre Civile. Meme si le manuel pretend que notre corporation a ete fondee plus tot. Le fait est que nous n’avons pris de l’importance qu’avec l’apparition de la photographie. Puis du cinema, au debut du vingtieme siecle. Radio. Television. On a commence a avoir la des phenomenes de masse. » Assis dans son lit, Montag demeurait immobile.

« Et parce que c’etaient des phenomenes de masse, ils se sont simplifies, poursuivit Beatty. Autrefois les livres n’interessaient que quelques personnes ici et la, un peu partout. Ils pouvaient se permettre d’etre differents. Le monde etait vaste. Mais le voila qui se remplit d’yeux, de coudes, de bouches. Et la population de doubler, tripler, quadrupler. Le cinema et la radio, les magazines, les livres se sont niveles par le bas, normalises en une vaste soupe. Vous me suivez ?

— Je crois. » Beatty contempla le motif forme par la fumee qu’il avait rejetee.

« Imaginez le tableau. L’homme du dix-neuvieme siecle avec ses chevaux, ses chiens, ses charrettes : un film au ralenti. Puis, au vingtieme siecle, on passe en accelere.

Livres raccourcis. Condenses, Digests. Abreges. Tout est reduit au gag, a la chute.

— La chute, approuva Mildred.

— Les classiques ramenes a des emissions de radio d’un quart d’heure, puis coupes de nouveau pour tenir en un compte rendu de deux minutes, avant de finir en un resume de dictionnaire de dix a douze lignes. J’exagere, bien sur. Les dictionnaires servaient de reference.

Mais pour bien des gens, Hamlet (vous connaissez certainement le titre, Montag ; ce n’est probablement qu’un vague semblant de titre pour vous, madame Montag...), Hamlet, donc, n’etait qu’un digest d’une page dans un livre proclamant : Enfin tous les classiques a votre portee ; ne soyez plus en reste avec vos voisins. Vous voyez ?

De la maternelle a l’universite et retour a la maternelle.

Vous avez la le parcours intellectuel des cinq derniers siecles ou a peu pres. » Mildred se leva et se mit a s’affairer dans la chambre, ramassant des objets qu’elle reposait aussitot. Beatty fit comme si de rien n’etait et poursuivit : « Accelerez encore le film, Montag. Clic ? Ca y est ? Allez, on ouvre l’?il, vite, ca defile, ici, la, au trot,

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