pensee la plus intime et la plus vacillante.

Quel incroyable pouvoir d’identification possedait cette jeune fille ! Elle ressemblait au spectateur passionne d’un theatre de marionnettes, anticipant a la seconde pres le moindre battement de paupiere, le moindre geste de la main, le moindre fremissement du doigt.

Combien de temps avaient-ils marche cote a cote ? Trois minutes ? Cinq ? Et pourtant, que cet intervalle de temps semblait long a present. Quel immense personnage elle formait sur la scene qui lui faisait face ! Quelle ombre projetait sur le mur son corps elance ! Il avait l’impression qu’au moindre tressaillement de sa paupiere, elle cillerait. Que le moindre etirement des muscles de sa machoire la ferait bailler avant lui.

Ma parole, se dit-il, maintenant que j’y pense, elle avait presque l’air de m’attendre la-bas, dans la rue, si fichtrement tard dans la nuit...

Il ouvrit la porte de la chambre a coucher.

Cela revenait a entrer dans le froid glacial d’un mausolee de marbre apres le coucher de la lune. Une obscurite totale, pas le moindre soupcon du monde argente au-dehors, fenetres hermetiquement fermees : il etait dans un caveau ou nul echo de la vaste cite ne pouvait penetrer.

La piece n’etait pas vide.

Il tendit l’oreille.

La susurration sautillante d’un moustique dans l’air, le murmure electrique d’une guepe invisible blottie dans son nid rose et chaud. La musique etait presque assez forte pour qu’il puisse en suivre la melodie.

Il sentit son sourire s’estomper, fondre, se racornir comme du vieux cuir, comme la cire d’une bougie monumentale qui a brule trop longtemps et en vient a s’effondrer, etouffant sa flamme. Nuit d’encre. Il n’etait pas heureux. Il n’etait pas heureux. Il se repetait ces mots.

Ils resumaient parfaitement la situation. Il portait son bonheur comme un masque, la jeune fille avait file sur la pelouse en l’emportant et il n’etait pas question d’aller frapper a sa porte pour le lui reclamer. Sans allumer, il imagina l’aspect de la piece. Sa femme etendue sur le lit, decouverte et glacee comme un gisant, les yeux fixes aux plafond par d’invisibles fils d’acier, inebranlable. Et dans ses oreilles les petits Coquillages, les radio-des bien enfonces, et un ocean electronique de bruit, de musique et de paroles et de musique et de paroles, battant sans cesse le rivage de son esprit toujours eveille.

La piece etait vide, en verite. Chaque nuit, les ondes affluaient et l’emportaient sur leurs enormes vagues sonores, passive, les yeux grands ouverts, vers le matin.

Depuis deux ans, pas une seule nuit ne s’etait ecoulee sans que Mildred ne se soit laisse porter par cette mer, ne s’y soit plongee et replongee avec delices.

La piece etait froide mais il avait quand meme du mal a respirer. Pas question de tirer les rideaux et d’ouvrir les portes-fenetres, car il n’avait pas envie que la lune se faufile dans la piece. Aussi, avec le sentiment d’un homme qui va mourir d’asphyxie dans l’heure a venir, il se dirigea a tatons vers son lit jumeau, ouvert, et donc froid.

Un instant avant de heurter du pied l’objet qui trainait par terre, il sut que cela allait se produire. Un pressentiment guere different de celui qu’il avait eprouve avant de tourner l’angle de la rue et de manquer renverser la jeune fille. Son pied emettait des vibrations qui se reflechirent sur le minuscule obstacle au moment meme ou il l’avancait. Il heurta l’objet. Celui-ci rendit un son mat et alla se perdre dans le noir.

Il se raidit et ecouta la personne etendue sur le lit entenebre dans le total anonymat de la nuit. Le souffle exhale par les narines etait si faible qu’il ne faisait pal piter que les franges les plus lointaines de la vie, petite feuille, plume noire, simple cheveu.

Il se refusait toujours a laisser entrer la lumiere du dehors. Il sortit son igniteur, tata la salamandre gravee sur son disque d’argent, fit jouer le declic...

Deux pierres de lune le contemplerent a la lueur de la petite flamme qu’il tenait a la main ; deux pierres de lune noyees au fond d’un ruisseau limpide sur lesquelles courait la vie du monde, sans les toucher.

« Mildred ! » Son visage evoquait une ile couverte de neige sur laquelle il pouvait bien pleuvoir : elle ne sentait pas la pluie ; sur laquelle les nuages pouvaient bien projeter leurs ombres mouvantes : elle ne sentait la caresse d’aucune ombre. Il n’y avait que le chant des guepes dans les des qui lui obturaient les oreilles, ses yeux vitreux, le va-et-vient de sa respiration, la faible et douce circulation de l’air dans ses narines dont elle se moquait de savoir si elle se faisait de l’exterieur vers l’interieur ou l’inverse.

L’objet qu’il avait envoye promener du pied luisait a present juste a cote de son lit. Le petit flacon de somnifere qui, plus tot dans la journee, contenait encore trente comprimes et gisait maintenant, debouche et vide, dans la lueur de la flamme lilliputienne.

Comme il restait la sans bouger, le ciel hurla au-dessus de la maison. Un bruit epouvantable, comme si deux mains geantes avaient dechire des milliers de kilometres de toile noire le long de la couture. Montag en fut cisaille. Il se sentit hache, ouvert en deux au niveau de la poitrine. Les bombardiers a reaction qui n’en finissaient pas de passer, un deux, un deux, un deux, six, neuf, douze, et un autre, un autre encore, et encore un autre, hurlerent pour lui. Il ouvrit la bouche et laissa leur plainte aigue s’engouffrer et rejaillir entre ses dents a nu. La maison trembla. La flamme s’eteignit dans sa main. Les pierres de lune disparurent. Il sentit sa main plonger vers le telephone.

Les avions etaient partis. Il sentit ses levres qui bougeaient, effleurant le micro du telephone. « Service des urgences. » Un lamentable chuchotement.

Il avait l’impression que les etoiles avaient ete pulverisees par le fracas des avions noirs et qu’au matin la terre serait recouverte de leur poussiere comme d’une neige etrange. Telle fut l’absurde reflexion qu’il se fit, debout dans l’obscurite, parcouru de frissons, tandis que ses levres continuaient de remuer.

Ils avaient ce fameux appareil. Ils en avaient deux, en fait.

L’un se glissait dans votre estomac comme un cobra noir au fond d’un puits vibrant d’echos a la recherche de tout ce qui y stagnait d’ancien, eau et temps. Il aspirait la substance verte qui affluait au sommet en un lent bouillonnement. Buvait-il les tenebres ? Pompait-il tous les poisons accumules au cours des annees ? Il se repaissait en silence, laissant parfois echapper un bruit de suffocation en sa recherche aveugle. Il possedait un ?il.

L’operateur impersonnel de la machine pouvait, grace a un casque optique, regarder jusque dans l’ame du patient qu’il vampirisait de la sorte. Que voyait l’?il ?

L’homme ne le disait pas. Il voyait sans voir ce que voyait l’?il. L’operation n’etait pas sans ressembler a des travaux d’excavation dans un jardin. La femme sur le lit n’etait rien de plus qu’une strate de marbre dur qu’ils avaient atteinte. Allez, continuons quand meme, forons plus avant, aspirons le vide, si tant est que celui-ci puisse ceder aux pulsations du serpent glouton. Debout, l’operateur fumait une cigarette.

L’autre appareil accomplissait egalement son office.

Man?uvre par un individu tout aussi impersonnel vetu d’une combinaison brun rougeatre intachable, il pompait tout le sang du corps pour le remplacer par du sang neuf et du serum.

« Faut leur faire un double nettoyage, commenta l’operateur tout en surveillant la femme silencieuse. Inutile de vider l’estomac si on ne nettoie pas le sang. Si on le laisse tel quel, le sang vous arrive au cerveau comme un marteau-pilon, paf, et a la longue le cerveau flanche, salut la compagnie.

— Assez ! s’ecria Montag.

— C’etait juste pour vous expliquer...

— Vous avez fini ? » Ils firent taire les machines. « On a fini. » La colere de Montag les laissait parfaitement indifferents. Ils restaient la, la fumee de leurs cigarettes leur montant autour du nez et dans les yeux sans les faire ciller ni loucher. « Ca fera cinquante dollars.

— Pourquoi ne pas me dire d’abord si elle va s’en remettre ?

— Pas de probleme. Toutes les saloperies sont la, dans notre valise ; elles ne peuvent plus lui faire de mal.

Comme je disais, on remplace le vieux par le neuf et le tour est joue.

— Vous n’etes medecin ni l’un ni l’autre. Pourquoi le Service des urgences n’a pas envoye un docteur ? — Oh ! la la ! La cigarette de l’operateur accompagna le mouvement de ses levres. « Des cas comme ca, on en a neuf ou dix par nuit. On en a tellement depuis quelques annees qu’on a fait construire ces appareils. La lentille optique, d’accord, c’etait nouveau ; tout le reste, c’est du vieux. Pour un truc comme ca, on n’a pas besoin de medecin ; suffit de deux mecs degourdis, ils vous liquident le probleme en une demi-heure. Bon... » Il se dirigea vers la porte. «... faut qu’on y aille. Un autre appel vient de me tomber dans l’oreille. Deux pates de maisons d’ici.

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