Encore quelqu’un qui vient de faire sauter le bouchon d’un tube de comprimes. Appelez si vous avez encore besoin de nous. Qu’elle reste tranquille. On lui a administre un contre-sedatif. Elle aura faim en se reveillant. Salut. » Et les hommes aux cigarettes vissees a la ligne dure que formaient leurs levres, les hommes aux yeux d’aspic souleverent leurs machines et leurs tuyaux, leur bidon de melancolie liquide, le noir depot d’immondices, et sortirent tranquillement.

Montag s’ecroula dans un fauteuil et regarda la femme. Elle avait les yeux fermes a present, tout doux, et il tendit la main devant sa bouche pour sentir la tiedeur de son souffle.

« Mildred », dit-il enfin.

Nous sommes trop nombreux, songea-t-il. Nous sommes des milliards et c’est beaucoup trop. Personne ne connait personne. Des inconnus viennent vous violer.

Des inconnus viennent vous arracher le c?ur. Des inconnus viennent vous prendre votre sang. Grand Dieu, qui etaient donc ces hommes ? C’est la premiere fois de ma vie que je les vois !

Une demi-heure s’ecoula.

Le sang de cette femme etait neuf et semblait l’avoir renovee. Ses joues etaient toutes roses et ses levres fraiches, rendues a leurs couleurs, paraissaient douces et detendues. Le sang de quelqu’un d’autre y coulait. Si seulement on avait pu lui donner aussi la chair, le cerveau, la memoire de quelqu’un d’autre. Si seulement on avait pu emporter son esprit chez le teinturier, en vider les poches, le passer a l’etuve, le decaper, lui redonner forme et le rapporter au matin. Si seulement...

Il se leva, ecarta les rideaux et ouvrit en grand la portefenetre pour laisser entrer l’air nocturne. Il etait deux heures du matin. Ne s’etait-il ecoule qu’une heure depuis sa rencontre avec Clarisse McClellan, son retour a la maison, son arrivee dans la chambre plongee dans les tenebres, son coup de pied dans le petit flacon de cristal ? Une heure seulement, mais le monde avait fondu pour resurgir sous une forme nouvelle, incolore.

Des rires couraient sur la pelouse baignee de lune en provenance de la maison de Clarisse et de tout son monde, son pere, sa mere et cet oncle au sourire si franc et si serein. Detendus, chaleureux, nullement forces, ils fusaient de cette maison qui brillait de tous ses feux au c?ur de la nuit tandis que toutes les autres etaient repliees sur leurs tenebres. Montag entendait les voix parler, parler, parler, s’eteindre, repartir, tisser et retisser leur reseau hypnotique.

Sans s’en rendre compte, Montag franchit le seuil de la porte-fenetre et s’engagea sur la pelouse. Il s’arreta dans l’ombre tout pres de la maison babillante, un instant tente de frapper a la porte et de murmurer : « Lais- sez-moi entrer. Je ne dirai rien. J’ai juste envie d’ecouter.

Qu’est-ce que vous racontez ? » Mais il resta ou il etait, petrifie par le froid, le visage pareil a un masque de glace, ecoutant la voix d’un homme (l’oncle ?) aux inflexions tranquilles.

« Apres tout, on vit a l’epoque du kleenex. On fait avec les gens comme avec les mouchoirs, on froisse apres usage, on jette, on en prend un autre, on se mouche, on froisse, on jette. Tout le monde se sert des basques du voisin. Comment soutenir l’equipe locale quand on n’a pas le programme et que l’on ne connait pas le nom des joueurs ? Par exemple, de quelle couleur sont leurs maillots quand ils penetrent sur le terrain ? » Montag regagna sa propre maison. Laissant la fenetre ouverte, il jeta un ?il sur Mildred, la borda avec soin, puis alla s’etendre, le clair de lune sur ses pommettes et les rides de son front, distille dans chacun de ses yeux pour y former une cataracte d’argent.

Une goutte de pluie. Clarisse. Une autre goutte. Mildred. Une troisieme. L’oncle. Une quatrieme. Le feu de ce soir. Une, Clarisse. Deux, Mildred. Trois, l’oncle. Quatre, le feu. Une, Mildred, deux, Clarisse. Une, deux, trois, quatre, cinq, Clarisse, Mildred, l’oncle, le feu, les comprimes de somnifere, les hommes, mouchoirs jetables, basques, on se mouche, on froisse, on jette, Clarisse, Mildred, l’oncle, le feu, comprimes, mouchoirs, on se mouche, on froisse, on jette. Un, deux, trois, un, deux, trois ! Pluie. Orage. L’oncle qui rit. Le tonnerre qui degringole les escaliers. Le monde entier qui se repand en eau. Le feu qui jaillit en volcan. Tout qui se met a devaler dans un grondement, en un torrent impetueux qui se precipite vers le matin.

« Je ne sais plus rien », dit-il, et il laissa fondre sur sa langue un losange dispensateur de sommeil.

A neuf heures du matin, le lit de Mildred etait vide.

Montag s’empressa de se lever, le c?ur battant, se precipita dans le couloir et s’arreta a la porte de la cuisine.

Un toast jaillit du grille-pain argente, une main-araignee metallique le saisit au vol et l’inonda de beurre fondu.

Mildred contempla le toast transfere sur son assiette.

Les abeilles electroniques chargees de faire passer le temps bourdonnaient deja dans ses oreilles. Elle leva soudain les yeux, vit son mari et lui adressa un petit signe de tete.

« Ca va ? » demanda-t-il.

Dix ans de pratique des radio-des avaient fait d’elle une virtuose de la lecture sur les levres. Nouveau hochement de tete. Elle relanca le grille-pain pour lui faire cracher un autre toast.

Montag s’assit.

« Je ne comprends pas pourquoi j’ai une faim pareille, declara sa femme.

— Tu...

— J’ai une de ces fringales !

— Cette nuit..., commenca-t-il.

— J’ai mal dormi. Je me sens au trente-sixieme dessous. Dieu, que j’ai faim ! Je n’en reviens pas.

— Cette nuit... », reprit-il.

Elle regardait ses levres d’un ?il distrait. « Eh bien, quoi, cette nuit ?

— Tu ne te souviens pas ? — De quoi ? On a fait une fete a tout casser ou quoi ?

J’ai vaguement la gueule de bois. Et qu’est-ce que j’ai faim ! Qui etait la ?

— Un peu de monde.

— C’est bien ce que je pensais. » Elle mastiqua son toast. « Je me sens un peu barbouillee, mais j’ai une faim de tous les diables. J’espere que je n’ai pas fait de betises au cours de la soiree.

— Non », dit-il calmement.

Le grille-pain lui depecha un toast beurre. Il le tint dans sa main avec un sentiment de reconnaissance.

« Tu n’as pas l’air tellement en forme non plus », observa sa femme.

En fin d’apres-midi il se mit a pleuvoir et le monde entier vira au gris sombre. Debout dans le couloir, Montag ajustait son insigne barre d’une salamandre orange en feu. Il resta un long moment a regarder l’event du climatiseur. Dans le salon tele, sa femme prit le temps de lever les yeux du scenario dans lequel elle etait plongee. « He ! fit-elle. Mais on dirait que notre homme reflechit !

— Oui. Je voulais te parler. » Il marqua un temps.

« Tu as avale tous les comprimes de ton flacon hier soir.

— Moi ? En voila une idee ! lui retourna-t-elle, surprise.

— Le flacon etait vide.

— Jamais je ne ferais une chose pareille. Pourquoi ferais-je une chose pareille ?

— Peut-etre que tu as pris deux comprimes, oublie, et que tu en as pris deux autres, encore oublie, et ainsi de suite jusqu’a etre tellement dans les vapes que tu as continue et en as pris trente ou quarante.

— Mais pour en venir a quoi, sapristi ? Pourquoi me laisserais-je aller a pareille idiotie ?

— Je ne sais pas. » Visiblement, elle attendait son depart. « Jamais je n’ai fait ca, dit-elle. C’est impossible.

— Comme tu voudras.

— C’est comme ca et pas autrement. » Elle se replongea dans son scenario.

« Qu’est-ce qu’on donne cet apres-midi ? » demandat-il d’un ton las.

Elle ne releva pas les yeux de son texte. « Eh bien, c’est une dramatique qui va passer sur les murs-ecrans dans dix minutes. On m’a expedie mon role ce matin.

J’ai envoye des coupons de participation. Ils ecrivent le scenario avec un role manquant. C’est une idee nouvelle.

La femme d’interieur, c’est moi, joue le role manquant.

Quand on en arrive aux repliques sautees, ils me regardent tous des trois murs et je lis mon texte. Ici, par exemple, l’homme dit : 'Que pensez-vous de tout cela, Helen ?' Et il me regarde assise ici, au centre de la scene, tu vois ? Et je reponds, je reponds... » Elle s’interrompit et souligna du doigt une ligne du texte. « 'Ca me semble

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