souvenirs pour me dresser un descriptif complet ; sers-toi du papier de la clinique !

Il biche. Une aureole d'humidite se constitue sur son grimpant. Son drame, c'est le manque d'etancheite.

Pendant qu'il phosphore, j'use de mon portable pour appeler l'Hotel-Dieu a l'intention de ma petite collegue saccagee. Nous sommes dans une clinique, m'objecteras-tu ; je te repondrai que je prefere les usines dument equipees aux gentilhommieres chicos dont l'efficacite a des limites.

Ce coup de turlu effectue, j'en donne un second a nos services Labo pour leur demander de venir proceder sur place aux examens d'usage.

A sa table, mon veilleur de nuit se concentre sur sa dissertation.

— T'as pas remarque si ces fameux infirmiers portaient des gants ? l'interromps-je.

Dure reflexion. Son sourcil droit remonte au milieu de son front. Il plonge dans une retrospective acharnee.

— La femme, peut-etre, finit-il par ejaculer ; mais pas les hommes.

9

Deux heures de la nuit sonnent a la vieille horloge dauphinoise lorsque je penetre en notre logis.

Comme a l'accoutumee, je renifle pour determiner ce que m'man a prepare. Pas une femme ne s'alimente aussi frugalement que ma Feloche ; pas une ne cuisine aussi bien. Elle confectionne de la frigouze delectable pour moi tout seul, mes deplacements ne changent en rien cette habitude, j'en suis certain. D'ailleurs, les bonnes se font du lard chez nous. En moins de jouge, la plus filiforme se transforme en barrique, pour le plus grand bonheur de ma mother adoree.

A peine ai-je penetre et hume des relents de rognons sauce madere que j'avise un rectangle de faf sur le sol.

J'y lis :

Mon Grand,

Ne fais pas de bruit en rentrant ; quelqu'un dort sur le canape du salon.

Si tu n'as pas dine, fais-toi rechauffer les rognons qui sont dans une coquelle[4] sur le coin de la cuisiniere.

Combien ai-je trouve de messages semblables au cours de notre vie ? J'aurais du les conserver. Mais lorsque ma Vieille ne sera plus la, les « marques souvenirs » deviendront inutiles : ce sera elle, le souvenir.

Je ramasse pieusement le papier en me demandant qui peut dormir au salon ? D'autant que nous possedons une « chambre a donner » dans les combles. Il me faut tout le savoir-vivre dont je dispose pour me retenir d'aller voir.

Pendant que le plat chauffe, je debouche la bouteille de chambertin chargee de l'escorter en mes divines profondeurs. Chez nous autres Hexagoniers, la bouffe occupe une place preponderante. Au cinoche je fremis quand, dans un film ricain, je vois les heros morfiller des sandouiches aussi tristes que nos feuilles d'impots. T'es pas un veritable vivant si tu comportes en mange-merde !

Je clape silencieusement, en evoquant l'ahurissante affaire que le destin m'a envoyee.

Racontars d'un adolescent retour de London, et me voici plonge dans une guerilla pas charanconnee.

Certains plats, je me meurs a le repeter, plus ils sont rechauffes, meilleurs ils deviennent. Meme affirmait que des trucs comme la blanquette ou le cassoulet, fallait les laisser « tatarler ». Voila pourquoi elle en preparait beaucoup a la fois, pour le bonheur du rechauffage.

Tu dois penser, mon lecteur, que je suis a cote de la plaque. Parler bouffetance en un moment authentiquement dramatique denote une singuliere legerete chez un homme ployant sous d'aussi graves responsabilites. Que veux-tu, mon albinos aime : telle est ma nature. Je primesaute, batifole des meninges ; seulement, parallelement, un turbin monstre s'opere sous mon haut-de-forme.

J'attaque les rognons de m'man avec l'emotion qui me saisit le jour ou je fus recu en audience privee par Mlle Violette Dubrac, la Reine de la Pipe, dont la grande specialite etait la fellation au the de Ceylan : pratique d'une qualite exceptionnelle dont moult hommes politiques, vedettes de cinema et monarques etrangers se souviennent encore.

Adepte inconditionnel de la moutarde Amora extra-forte, a nulle autre pareille, je savoure cet indicible plat avec le recueillement d'un prelat romain.

Un heurt discret a la porte m'incite a avaler tout rond la fournee de fricot que je viens d'entonner.

Manque m'etouffer.

Mais l'etre qui m'apparait me cause un mal beaucoup plus incommensurable que l'asphyxie.

Des annees sans nouvelles !

Et puis, soudain, elle ! Qu'ecris-je, je voulais dire : ELLE ! Voire meme : E.L.L.E. !

Seconde monumentale ! Instant d'essence divine. De quoi en mourir de trop tout, car c'est too much !

Un tel paroxysme peut provoquer le deces brutal d'un individu ; pour le moins le rendre inapte, inepte aussi du temps qu'on y est.

Je la regarde, chaque pore de ma peau devient un ?il scrutateur. Mon ame debordee ne peut plus suivre.

Elle ne penetre pas dans la cuisine, son epaule droite prend appui contre le chambranle. Elle me capte, reste grave, muette, intense.

— Toi ! fais-je, a court de reactions intellectuelles.

— Je ne pense pas, repond-elle, car je crains d'etre devenue quelqu'un d'autre.

Je me gargarise les chasses ! Seigneur, ce qu'elle est belle ! « La Femme de trente ans » que cause Balzac ! Le cheveu chatain clair, mince, les nichebabes discrets mais bien accroches, son visage un peu pale est crible de taches rousses. Elle a toujours ses yeux incisifs et prompts qui voient et comprennent tout…

— Marie-Marie…

Me dresse si gauchement que je renverse mon verre de vin sur la table. Lors, la Musaraigne d'autrefois va prendre une patte a vaisselle pour eponger le divin breuvage.

M'est impossible de faire un geste. J'ecoute seulement cigogner mon battant.

Trois ans sans nouvelles ; peut-etre quatre, faudrait compter. Parfois je demande a maman si elle a recu une lettre de la mome. Feloche a un bref haussement d'epaules. Je pige qu'elle ne tient pas a aborder le sujet et n'insiste pas. L'existence est vacharde, qui unit des etres et les separe.

Mon picrate etanche, Marie-Marie s'assied a la table. Dit, montrant les rognons :

— Une feerie pour le palais, « elle » reste de premiere !

— D'ou viens-tu ?

— De Suede.

— Qu'est-ce que tu foutais dans ce pays plat et glace ?

— J'etais mariee.

Je m'ecrie :

— Encore !

— C'est en forgeant qu'on devient forgeron. J'ai tente une deuxieme experience. Elle s'est montree presque aussi decevante que la premiere ; heureusement mon second epoux s'est tue en faisant du vol a voile.

Son cynisme me fait grincer des paupieres.

— Tu ne l'aimais pas ?

— Je n'aimerai jamais qu'un homme. Tu parles d'une fatalite !

Son regard se derobe. Elle a un sourire triste comme un enterrement en musique.

— Et la Police ? Tu travaillais pour certain service, passe un temps ?

— J'ai laisse tomber. Trop de routine, de desillusions… On a beau se raconter des histoires, ca reste administratif. A cause de ton exemple, je m'imaginais avoir le feu sacre. Mais les feux sacres meurent quand ils

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