Un choix s’impose donc, – ce qui est une premiere atteinte a la theorie de toute la verite.

La vie, en outre, est composee des choses les plus differentes, les plus imprevues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale, sans suite, sans chaine, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent etre classees au chapitre faits divers.

Voila pourquoi l’artiste, ayant choisi son theme, ne prendra dans cette vie encombree de hasards et de futilites que les details caracteristiques utiles a son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l’a-cote.

Un exemple entre mille:

Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considerable sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tete d’un personnage principal, ou le jeter sous les roues d’une voiture, au milieu d’un recit, sous pretexte qu’il faut faire la part de l’accident?

La vie encore laisse tout au meme plan, precipite les faits ou les traine indefiniment. L’art, au contraire, consiste a user de precautions et de preparations, a menager des transitions savantes et dissimulees, a mettre en pleine lumiere, par la seule adresse de la composition, les evenements essentiels et a donner a tous les autres le degre de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la verite speciale qu’on veut montrer.

Faire vrai consiste donc a donner l’illusion complete du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non a les transcrire servilement dans le pele-mele de leur succession.

J’en conclus que les Realistes de talent devraient s’appeler plutot des Illusionnistes.

Quel enfantillage, d’ailleurs, de croire a la realite puisque nous portons chacun la notre dans notre pensee et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre gout differents creent autant de verites qu’il y a d’hommes sur la terre. Et nos esprits qui recoivent les instructions de ces organes, diversement impressionnes, comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait a une autre race.

Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion poetique, sentimentale, joyeuse, melancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l’ecrivain n’a d’autre mission que de reproduire fidelement cette illusion avec tous les procedes d’art qu’il a appris et dont il peut disposer.

Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid qui est une opinion changeante! Illusion du vrai jamais immuable! Illusion de l’ignoble qui attire tant d’etres! Les grands artistes sont ceux qui imposent a l’humanite leur illusion particuliere.

Ne nous fachons donc contre aucune theorie puisque chacune d’elles est simplement l’expression generalisee d’un temperament qui s’analyse.

Il en est deux surtout qu’on a souvent discutees en les opposant l’une a l’autre au lieu de les admettre l’une et l’autre: celle du roman d’analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l’analyse demandent que l’ecrivain s’attache a indiquer les moindres evolutions d’un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui determinent nos actions, en n’accordant au fait lui-meme qu’une importance tres secondaire. Il est le point d’arrivee, une simple borne, le pretexte du roman. Il faudrait donc, d’apres eux, ecrire ces ?uvres precises et revees ou l’imagination se confond avec l’observation, a la maniere d’un philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous les vouloirs et discerner toutes les reactions de l’ame agissant sous l’impulsion des interets, des passions ou des instincts.

Les partisans de l’objectivite (quel vilain mot!) pretendant au contraire, nous donner la representation exacte de ce qui a lieu dans la vie, evitent avec soin toute explication compliquee, toute dissertation sur les motifs, et se bornent a faire passer sous nos yeux les personnages et les evenements.

Pour eux, la psychologie doit etre cachee dans le livre comme elle est cachee en realite sous les faits dans l’existence.

Le roman concu de cette maniere y gagne de l’interet, du mouvement dans le recit, de la couleur, de la vie remuante.

Donc, au lieu d’expliquer longuement l’etat d’esprit d’un personnage, les ecrivains objectifs cherchent l’action ou le geste que cet etat d’ame doit faire accomplir fatalement a cet homme dans une situation determinee. Et ils le font se conduire de telle maniere, d’un bout a l’autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensees, de toutes ses volontes ou de toutes ses hesitations. Ils cachent donc la psychologie au lieu de l’etaler, ils en font la carcasse de l’?uvre, comme l’ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui fait notre portrait ne montre pas notre squelette.

Il me semble aussi que le roman execute de cette facon y gagne en sincerite. Il est d’abord plus vraisemblable, car les gens que nous voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels ils obeissent.

Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, a force d’observer les hommes, nous pouvons determiner leur nature assez exactement pour prevoir leur maniere d’etre dans presque toutes les circonstances, si nous pouvons dire avec precision: «Tel homme de tel temperament, dans tel cas, fera ceci», il ne s’ensuit point que nous puissions determiner, une a une, toutes les secretes evolutions de sa pensee qui n’est pas la notre, toutes les mysterieuses sollicitations de ses instincts qui ne sont pas pareils aux notres, toutes les incitations confuses de sa nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont differents des notres.

Quel que soit le genie d’un homme faible, doux, sans passions, aimant uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter assez completement dans l’ame et dans le corps d’un gaillard exuberant, sensuel, violent, souleve par tous les desirs et meme par tous les vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les plus intimes de cet etre si different, alors meme qu’il peut fort bien prevoir et raconter tous les actes de sa vie.

En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se substituer a tous ses personnages dans les differentes situations ou il les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont les seuls intermediaires entre la vie exterieure et nous, qui nous imposent leurs perceptions, determinent notre sensibilite, creent en nous une ame essentiellement differente de toutes celles qui nous entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le secours de nos sens, nos idees sur la vie, nous ne pouvons que les transporter en partie dans tous les personnages dont nous pretendons devoiler l’etre intime et inconnu. C’est donc toujours nous que nous montrons dans le corps d’un roi, d’un assassin, d’un voleur ou d’un honnete homme, d’une courtisane, d’une religieuse, d’une jeune fille ou d’une marchande aux halles, car nous sommes obliges de nous poser ainsi le probleme: «Si j’etais roi, assassin, voleur, courtisane, religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu’est-ce que je ferais, qu’est-ce que je penserais, comment est-ce que j’agirais?» Nous ne diversifions donc nos personnages qu’en changeant l’age, le sexe, la situation sociale et toutes les circonstances de la vie de notre moi que la nature a entoure d’une barriere d’organes infranchissable.

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