noir et luisant. Il ferma la porte du balcon et se dirigea vers le lit. Il sembla a Olia que doucement, comme une construction en mousse synthetique, s'effondrait le plafond.

Apres la troisieme nuit, au petit matin, elle eut a peine le temps de sortir du batiment que surgit devant elle le responsable des interpretes. Sans la saluer, il aboya: «Toi, au moins, tu sais joindre l'utile a l'agreable! Alors, je dois te sortir des couvertures pour t'envoyer au boulot? Mais qu'est-ce que c'est ici? Un bordel ou les Jeux olympiques? File au comite d'organisation. Ils vont s'occuper de tes affaires!»

Olia pendant ces trois jours avait ete si sauvagement heureuse qu'elle n'avait meme pas pense a trouver une justification ou a mettre au point une version credible. Le soir de leur dernier rendez-vous, Jean-Claude etait ivre de bonheur. Il avait eu la deuxieme place et decroche une medaille d'argent. Il buvait, parlait beaucoup et la regardait d'un ?il un peu fou. Il etait question d'une firme avec laquelle il avait un contrat et d'un centre sportif qu'il pourrait maintenant ouvrir. Sans aucune gene il parlait d'argent. Il etait si excite en racontant cela qu'Olia lui dit en riant: «Ecoute, Jean-Claude, on dirait que tu es dope!» Faisant semblant d'avoir peur, il lui plaqua la main sur la bouche en montrant la radio: «Tout est ecoute!» Puis l'enlacant, il la renversa sur les oreillers. Reprenant son souffle, plonge dans un epuisement silencieux, il lui ronronna a l'oreille: «Oui, je me suis dope… de toi!»

Au comite d'organisation, tout commenca aussi par des cris. Un vieux fonctionnaire du Komsomol [14], racorni, avec une calvitie moite et un costume aux poches boursouflees, fustigea methodiquement leur bonheur de trois jours. Il hurlait: «Ce n'est pas nous seulement que tu mets dans une sale affaire. Tu fais honte a tout le pays. Qu'est-ce qu'ils vont penser de l'URSS, maintenant, en Occident? Je te le demande. Que toutes les komsomoles sont des prostituees comme toi? C'est ca? Ne proteste pas. Et en plus, la fille d'un Heros de l'Union sovietique! Ton pere a verse son sang… Et si cette histoire parvenait au Comite central? Tu as pense a cela? La fille d'un Heros de l'Union sovietique! Avec des antecedents pareils, se salir comme ca! Nous, on n'a pas l'intention de te couvrir. Tiens-toi-le pour dit. On te chassera de l'Institut et du Komsomol. Comme on dit chez tes copains: 'Le plaisir, il faut le payer.' Ce n'est pas la peine de pleurer. Il fallait y penser avant.»

Apres cette tirade, il enleva avec un crissement sec le bouchon de la carafe, versa dans le verre une rasade d'une eau jaunatre et tiede et but avec une grimace de degout. S'approchant de la fenetre, il tambourina sur le rebord grisatre et attendit qu'Olia cesse de pleurer. Dans le bureau regnait une chaleur etouffante. A l'interieur du double vitrage se debattait un papillon rouge aux ailes effritees et ternies. Ec?ure, il regarda les vitres poussiereuses, les peupliers sombres derriere la fenetre et se retourna vers Olia qui chiffonnait un petit mouchoir humide. «C'est bon. Tu peux t'en aller. Je n'ai plus rien a te dire. Ce qu'on va faire de toi, c'est du ressort des services competents. Maintenant, monte au troisieme, Bureau 27. La, on va regler ton affaire.»

Olia sortit en chancelant, monta au troisieme et, aveuglee par les larmes, trouva avec peine la porte indiquee. Avant d'entrer, elle jeta un coup d'?il sur son petit miroir de poche, eventa de la main ses yeux gonfles et frappa.

Derriere la table, un bel homme d'une quarantaine d'annees parlait au telephone. Il leva les yeux vers elle, la salua de la tete et, avec un sourire, lui montra le fauteuil. Olia s'assit timidement sur le bord du siege. L'homme, en continuant a donner des reponses laconiques, retira de dessous la table une bouteille d'eau minerale et habilement l'ouvrit d'une seule main. Il remplit un verre et le poussa doucement vers Olia, cligna des yeux en lui souriant de nouveau. «Il ne sait pas encore pourquoi je suis ici, pensa-t-elle en avalant une petite gorgee piquante. Quand il va l'apprendre, il va aboyer et me mettre dehors.»

L'homme reposa l'ecouteur, sortit d'un tiroir une feuille qu'il parcourut rapidement. Il regarda sa visiteuse et dit:

«Bon! Olga Ivanovna Demidova, si je ne m'abuse? Eh bien, Olia, faisons connaissance.» Et il se presenta: «Serguei Nikolaievitch.» Il marqua ensuite une pause, soupira, se frotta les tempes et poursuivit comme a regret:

– Voyez-vous, Olia, ce qui s'est passe est sans aucun doute regrettable et helas lourd de consequences pour vous. En tant qu'homme, je peux vous comprendre; la jeunesse, c'est le bel age, evidemment. On a envie de nouvelles sensations… comme chez Essenine, vous vous souvenez, «la crue des sentiments» – c'est sa formule, non? Mais tout cela, c'est de la poesie. Et nous, on vit avec vous dans le monde des realites politiques et ideologiques. Aujourd'hui votre Francais lance le javelot ou saute en hauteur. Et demain il recoit une formation dans quelque service de renseignements et revient ici comme espion. Bref, je ne vais pas faire de discours. On vous a deja assez rebattu les oreilles avec tout ca. Je vais simplement vous dire une chose. Nous, on fera tout pour vous tirer d'affaire. Vous comprenez, on ne veut pas jeter une ombre sur votre pere; et vous-meme, on ne veut pas briser votre avenir. Mais de votre cote, vous devez nous aider. Moi, j'aurai a parler de toute cette histoire a mes superieurs. Et alors, pour que je ne raconte pas n'importe quoi, on va mettre tout ca noir sur blanc. Tenez, voila du papier. Pour les formules, je vais vous aider.

Quand, une heure plus tard, Olia sortit du Bureau 27, il lui sembla que d'un coup de talon elle pourrait s'envoler. Qu'il lui paraissait maintenant ridicule, ce fonctionnaire du Komsomol a la calvitie moite!

Elle venait de froler le mecanisme du pouvoir reel dans le pays. Emerveillee, elle sut definir pour elle-meme, de facon naive mais assez exacte, tout ce qui s'etait passe: «Le K.G.B. peut tout.»

Pourtant le soir une impression tout a fait differente de celle du matin la saisit. Elle se souvint d'une phrase qu'elle avait ecrite au Bureau 27. En racontant le premier soir avec Jean-Claude, elle avait ecrit: «Me retrouvant dans la chambre du sportif francais Berthet Jean-Claude… j'ai entretenu avec lui des relations intimes.» C'etait bien cette phrase-la qui la heurtait. «Relations intimes, pensa-t-elle. Quelle drole de facon de dire! Mais au fond, pourquoi drole? Ce n'etait pas autre chose. Pas de l'amour en tout cas…»

Elle ne revit Jean-Claude qu'une seule fois et, comme le lui avait conseille l'homme poli du Bureau 27, elle lui avait dit quelques mots gentils et s'etait eclipsee.

La veille du depart des sportifs, elle le rencontra accompagne d'un ami. Ils passerent tout pres d'elle sans l'apercevoir. L'ami tapotait l'epaule de Jean-Claude qui souriait d'un air satisfait. Olia entendit Jean-Claude qui, d'une voix un peu paresseuse, disait en etirant les syllabes:

– Tu sais, je crois que je vais me decider pour ce terrain en Vendee. Ils vous livrent la maison clefs en main.

– Fabienne est d'accord? demanda l'autre.

– Tu parles! Elle adore la voile!

Au printemps 1982, personne dans le pays ne savait encore que cette annee serait tout a fait extraordinaire. En novembre Brejnev mourra et Andropov accedera au trone. Dans les cuisines, les pires pressentiments commenceront a tourmenter l'intelligentsia liberale. Lui, on le sait, c'etait un chef du K.G.B. Oui, il va serrer la vis. Sous Brejnev, on pouvait encore se permettre d'ouvrir la bouche de temps en temps. Maintenant il faut s'attendre a une reaction, c'est sur. On dit qu'il fait deja des rafles dans les rues. On quitte le bureau cinq minutes, et les miliciens vous tombent dessus. Pourvu qu'on n'ait pas une autre annee 1937…

Mais l'Histoire, probablement, en avait assez du triste serieux monolithique de ces longues decennies socialistes et decida de s'amuser un peu. L'homme dans lequel le regard apeure des intellectuels discernait les traits d'un nouveau Pere des peuples ou d'un nouveau Felix de fer [15] sera un monarque mortellement fatigue et malade. Il savait que la majorite des membres du Politburo etait a mettre contre un mur et a fusiller. Il savait que le ministre de l'Interieur avec lequel il causait aimablement au telephone etait un criminel d'Etat. Il connaissait le montant du compte de chacun de ses collegues du Politburo dans les banques occidentales et meme le nom de ces banques. Il savait qu'en Asie centrale s'etait reinstallee depuis longtemps la feodalite et que la vraie place de tous les responsables, c'etait la prison. Il savait qu'en Afghanistan se reproduisait le scenario americain du Viet-nam. Il savait que dans tout le Nord-Ouest du pays, dans les villages, le pain manquait. Il savait que le pays etait gouverne depuis longtemps par une petite maffia familiale qui le detestait, lui, et qui meprisait le peuple. Il savait que, si le rouble avait ete convertible, la moitie des dirigeants serait depuis longtemps a Miami ou ailleurs. Il savait que les dissidents en prison ou en exil ne connaissaient pas le centieme de ce que lui-meme savait et qu'ils n'exprimaient que des choses tres anodines. Il savait tant de choses sur cette societe mysterieuse qu'un jour au Plenum il laissa echapper: «Nous ne connaissons pas la societe dans laquelle nous vivons.»

L'Histoire s'amusait. Et cet homme inspirant a certains de la terreur et aux autres de l'espoir faisait naitre ces sentiments comme d'au-dela du tombeau. Il mourait d'une nephrite et, dans ses moments de lucidite, se divertissait d'une anecdote que lui avait racontee le medecin du Kremlin. Celle-ci lui avait beaucoup plu. C'est

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