la sortie. L'un des Veterans l'interpella.

– Eh bien, Kouzminitchna, il est bien, le colis, aujourd'hui?

– Oui, pas mal; mais il n'y a pas de beurre.

– Le beurre, on en trouve aujourd'hui en face, au Gastronom. Mais il y a un kilometre de queue!

Tatiana s'approcha du Gastronom, vit une queue bariolee et sinueuse, regarda l'heure. Le film commencait dans quinze minutes. «Et si j'essayais de ne pas faire la queue? Apres tout, j'y ai droit», pensa-t-elle. Et retirant de son sac le livret de Veteran, elle commenca a se frayer un passage vers la caisse.

La fin de la queue s'agitait dans la rue, et dans le magasin tout etait noir de monde. On se poussait en se taillant la route vers le comptoir. On criait, on s'injuriait. Ceux qui avaient deja fait leurs achats se faufilaient vers la sortie, les yeux brillants et enfievres.

– Combien de paquets par personne? criaient de la rue ceux qui etaient au bout de la queue.

– Deux pour chacun! repliquaient ceux du milieu.

– Donnez-m'en six, pleurnichait une femme pres du comptoir. Je prends aussi ceux de mes enfants.

– Et ils sont ou, vos enfants? demandait la vendeuse excedee.

– Mais la voila, cette petite fille! criait la femme qui trainait par la main une ecoliere apeuree portant un cartable.

– Et ou est l'autre? insistait la vendeuse.

– La, dans sa poussette, dans la rue.

La femme, qui avait fini par l'emporter, plongea vers la sortie, serrant contre sa poitrine les six plaques de beurre.

Un petit bonhomme un peu emeche criait joyeusement:

– Mais c'est pas ses gosses a elle! Je la connais. Des gosses, elle en a pas. Elle les a empruntes a sa s?ur! Ha! Ha! Ha!

La queue s'ebranlait spasmodiquement et progressait d'un pas. De la porte de l'entrepot apparut la responsable qui traversa le magasin et cria vers le bout de la queue qui s'allongeait. «N'insistez pas, la-bas derriere. Le beurre, ca se termine. Plus que trois caisses. Ce n'est pas la peine d'attendre. De toute facon, il n'y en aura pas pour tout le monde. Vous perdez votre temps.»

Mais les gens continuaient a affluer, demandaient qui etait le dernier et prenaient la file. Et chacun pensait: «Qui sait? Peut-etre qu'il y en aura encore pour moi!»

Tania parvint a la caisse et par-dessus la tete d'une femme tendit le billet de trois roubles froisse et le livret de Veteran. Elle ne s'attendait pas a une explosion aussi unanime. La foule bouillonna et rugit de mille voix: «Ne la laissez Pas passer avant les autres!»

– Et alors! Veterans! Qu'ils achetent leur beurre dans leur magasin!

– Deja on leur donne des colis. Et nous, ca fait trois heures qu'on est la avec les enfants!

– ' Moi, j'ai un fils tue en Afghanistan et je ne la ramene pas. J'attends comme tout le monde.

– Ne lui donnez rien! Ils ont deja assez de privileges comme ca.

Quelqu'un la poussa de l'epaule, la foule s'ebranla visqueusement et l'ecarta lentement de la caisse. Tatiana ne discuta pas, saisit de sa main mutilee l'argent et le livret, et recula vers la sortie pour prendre la file. La foule etait si dense que les differentes queues s'entremelaient. Les gens ayant peur de perdre leur place se collaient les uns aux autres. Tout a coup quelqu'un tira Tatiana par la manche.

– Kouzminitchna, mets-toi devant moi. Peut-etre en aurons-nous aussi de ce beurre.

C'etait la vieille gardienne de leur fabrique, tante Valia. Tatiana se mit devant elle et, pour endormir la vigilance de ceux qui etaient derriere, elles commencerent a bavarder tranquillement. Au bout d'un moment, Tatiana se glissa dans la foule sans que personne ne s'en apercoive. Tante Valia se trouvait a mi-parcours.

– C'est peu de chose. Il n'y en a plus que pour une heure, remarqua-t-elle. On passera avant la fermeture. Pourvu qu'il reste du beurre!

Tatiana regarda sa montre. Il etait six heures. «C'est dommage, je vais manquer le film sur Ivan, pensa-t-elle. Mais demain matin, il repasse.»

«C'est drole, Tatiana n'est toujours pas revenue, pensa Ivan. Elle doit courir les magasins. Cela ne fait rien. Elle le verra demain.»

Sur l'ecran parlait deja d'une basse solennelle un marechal, et un fretillant reporter aux yeux fureteurs lui posait des questions. Defilerent ensuite les plans saccades des documents d'epoque: les maisons de Stalingrad dans les nuees noires, qui s'affaissaient doucement et comme en etat d'apesanteur sous les explosions silencieuses.

Quand ces plans-la passaient, Ivan ne pouvait retenir ses larmes. «Je suis devenu un vieillard», pensa-t-il en mordant sa levre. Son menton tremblait legerement. En lui-meme, il disait de temps en temps aux soldats qui couraient sur l'ecran: «Regardez-moi cet idiot qui court sans se courber! Baisse-toi, mais baisse-toi donc, imbecile… Pfft! Et on appelle ca une attaque! Ils se jettent sur les mitrailleuses sans preparation d'artillerie! Evidemment, en Russie il y a tellement de monde, les soldats, ca ne se compte pas!»

Enfin Ivan apparut lui-meme sur l'ecran. Il se figea, ecoutant chacune de ses paroles, ne se reconnaissant pas. «Et voila, apres cette bataille, disait-il, je suis entre… la, il y avait une petite foret… Je regarde et je vois une source. L'eau est tellement pure! Je me penche et je vois mon reflet… et c'etait si etrange, vous savez. Je me regarde et je ne me reconnais pas…» Ici son recit s'interrompait et la voix off, chaude et penetrante, enchainait: «La terre natale… La terre de la Patrie… C'est elle qui rendait ses forces au soldat fatigue, c'est elle qui, avec une sollicitude toute maternelle, lui insufflait vaillance et bravoure. C'est dans cette source intarissable que le combattant sovietique puisait sa joie vivifiante, la haine sacree de l'ennemi, la foi inebranlable en la Victoire…»

La vendeuse, essayant de couvrir le bruit de la foule, cria d'une voix stridente: «Le beurre, c'est fini!» et se retournant vers la caissiere ajouta d'une voix encore plus sonore: «Liouda, ne fais plus de tickets pour le beurre.»

Tania obtint deux plaquettes du fond de la troisieme caisse. Les deux dernieres furent pour tante Valia. Elles se sourirent en les fourrant dans leur sac et se mirent a jouer des coudes pour sortir.

La foule decue se figea un instant comme si elle n'arrivait pas a croire que le temps avait ete perdu en vain, puis elle tressaillit et commenca a s'ecouler lentement par l'etroite porte. De l'exterieur essayaient de s'infiltrer ceux qui ne savaient pas que la vente du beurre etait deja finie. C'est alors que circula une rumeur: on avait livre du saucisson. Toute la foule reflua vers le comptoir, reformant une queue. De la rue les gens s'engouffrerent de plus belle.

Cette nouvelle parvint jusqu'aux oreilles de la responsable. Elle sortit de nouveau de l'entrepot et d'une voix moqueuse, comme si elle parlait a des enfants, tonna: «Non, mais vous perdez la tete! Du saucisson! Il n'y a pas le moindre saucisson ici. D'ailleurs on ferme dans une demi-heure.»

A present chacun ne pensait plus qu'a se degager. Dans cette masse humaine compacte, il regnait une chaleur etouffante. Tatiana essayait de ne pas perdre tante Valia qui tres adroitement il se faufilait vers la porte.

Les gens etaient enrages, prenaient un plaisir mauvais a se bousculer et n'attendaient que l'occasion de s'injurier. Tatiana etait deja tout pres de la sortie lorsque soudain, comme dans un tourbillon, elle fut entrainee et plaquee contre le mur. Une epaule – elle apercut un impermeable bleu de femme – lui entra dans la poitrine. Elle essaya de se liberer, mais elle n'y parvint pas, tellement etait dense l'epaisseur de la foule. Son impuissance meme lui sembla ridicule. Elle voulut reprendre le sac de l'autre main, mais au meme instant elle sentit avec etonnement qu'elle ne pouvait plus respirer. Brusquement il se fit un silence comme au fond de l'eau, et elle discernait maintenant trop distinctement le drap gris du manteau lui barrant le passage. Quand, avec le retard d'une explosion lointaine, survint la douleur, elle ne put meme pas pousser un cri.

Elle fut portee sur le perron par une foule serree… Personne ne s'etait rendu compte de rien. C'est seulement sur les marches que la foule, se dispersant, la libera. Tatiana glissa doucement. De son sac tomberent le beurre et le livret de Veteran. Les gens butaient sur le corps. Quelques-uns s'ecarterent en hate, d'autres se pencherent. Le petit bonhomme joyeux s'esclaffa: 'Eh ben! dis donc! La petite mere, elle a deja Pris de l'avance, pour ce qui est de la fete…» Tante Valia ecarta les badauds, parvint a elle et cria d'une voix stridente: «Au secours! Regardez! Il y a une femme qui se trouve mal! Vite, telephonez aux urgences!»

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