Fedotov, vous avez encore fait le 'chmon [12]' dans mon buffet. Pas la peine de fouillasser. Y a pas d'alcool.»

Mais meme au plus fort de ces querelles communautaires, les yeux de Sofia restaient tellement absents que c'etait clair pour tout le monde: elle etait encore la-bas derriere l'Oural. C'est pourquoi se disputer avec elle n'offrait pas d'interet.

Bon gre mal gre, les Demidov se trouvaient entraines dans ces conflits. Mais leur role se bornait le plus souvent a jouer les conciliateurs entre Fedorov et Fedotov qui se bagarraient, et a calmer les femmes qui sanglotaient bruyamment.

Pour eux tous, la vie aurait un peu manque de sel sans ces altercations. Apres les disputes, les voisins se croisaient pendant trois jours sans se saluer et se faisaient la tete. Puis ils se reconciliaient autour d'une table commune et, apres avoir bu de la vodka, commencaient a s'embrasser, a se jurer amitie et, les larmes aux yeux, a se demander pathetiquement pardon. Les Fedotov avaient un vieux tourne-disque. Ils le descendaient dans la cour, le mettaient sur un tabouret et, dans le crepuscule mauve du printemps, se rassemblaient tous les habitants de leur petite maison. Ils pietinaient au son d'un tango langoureux, oubliant pour une heure les queues matinales aux cabinets communautaires, les accrochages au sujet d'un morceau de savon disparu, oubliant tout ce qui etait leur vie.

Ces soirees plaisaient aux Demidov. Tania mettait la blouse blanche de son mariage, Ivan jetait sur ses epaules une veste avec la brochette de ses decorations. Et ils dansaient ensemble, se souriant, se laissant griser par la douce reverie des paroles:

Te souviens-tu de nos rencontres Et de cette soiree d'azur, Des mots fievreux et tendres, O mon aime, o mon amour…

Les annees coulaient, a la fois lentes et rapides. Insensiblement les fils Fedotov avaient grandi, devenant de jeunes gaillards a la voix de basse. Tous les trois s'etaient maries et etaient partis ici ou la.

Certains disques avaient vieilli, d'autres devenaient a la mode. Et c'etait deja la jeune generation qui les faisait tourner sur le rebord des fenetres, en commentant: «Ca, c'est Lolita Torrez… Et ca, c'est Yves Montand.»

Le seul evenement qui etait reste dans la memoire d'Ivan durant ces annees etait la mort de Staline. Et d'ailleurs pas la mort elle-meme, puisque ce jour-la, c'etait clair, on avait bu et pleure comme des fontaines, et c'etait tout. Non, un autre jour, plus tard, deja sous Khrouchtchev, quand on avait enleve le monument de Staline. Pourquoi l'avoir choisi, justement lui, Demidov, pour ce travail? Peut-etre parce qu'il etait Heros de l'Union sovietique? Le chef de leur parc de vehicules l'avait convoque. Ivan se retrouva avec les responsables du Parti. On lui expliqua de quoi il s'agissait. Il avait a prendre son Zis cette nuit-la et a faire des heures supplementaires.

C'est ainsi qu'il avait garde le souvenir de cette nuit de printemps. On travaillait dans l'obscurite, en eclairant le monument avec les seuls phares des voitures. Il tombait une petite pluie fine qui sentait les bourgeons amers de peuplier. La statue en fonte du Guide brillait comme du caoutchouc. La poulie de la grue commenca a travailler: Staline se trouva suspendu en l'air, un peu de travers, se balancant lentement, fixant de son regard les gens qui s'agitaient sous lui. Et les ouvriers le tiraient deja par les pieds vers la ridelle ouverte du Zis. Le chef d'equipe, pres d'Ivan, poussa un grognement et dit a voix basse:

– Des fois, on etait aplati en premiere ligne, tellement arroses qu'on ne pouvait pas decoller la tete de la terre. Ca sifflait, ca crachait dru comme un arrosoir. Le commissaire politique saute sur ses jambes, avec son petit revolver, tu sais, comme ces pistolets de gosse, et a peine a-t-il crie: «Pour la Patrie, pour Staline, en avant!»… et ca nous arrachait, nom de Dieu! On sautait et on courait… Eh! les gars! Dirigez la tete vers le coin, sans ca il n'entrera pas. Avance, avance un peu…

On sentait dans l'air un souffle nouveau, quelque chose de petillant et de joyeux. A Moscou, parait-il, les passions se dechainaient. Ca bouillonnait dans la cuisine des hautes spheres. Ivan prit meme gout a la lecture des journaux qu'il ne regardait jamais auparavant. Autour d'eux tout se detendait, se rajeunissait. Dans les journaux defilaient sans cesse des Fidel Castro barbus et souriants, des dessins de Noirs aux enormes dents blanches rompant les chaines du colonialisme, les gueules sympathiques de Belka et Strelka, les premiers chiens cosmonautes. Tout cela donnait du gout a la vie et faisait renaitre des espoirs joyeux. A son volant, Ivan fredonnait souvent la chanson qu'on entendait partout:

Cuba, mon amour, ile a l'aurore de pourpre…

Et il semblait que Fidel et les Noirs des affiches se liberant du colonialisme etaient intimement lies a la vie de Borissov, a leur propre existence. Il semblait que le monde allait tressaillir et qu'une fete sans fin allait commencer ici et sur la terre entiere.

Pour couronner le tout Gagarine s'etait envole dans l'espace. Et au Congres, Khrouchtchev assurait: «Le communisme sera edifie dans vingt ans.»

A la fin de cette annee heureuse, dans la famille Demidov s'etaient produits deux evenements importants. En novembre, ils avaient eu une fille. Et juste avant le nouvel an, ils avaient achete un televiseur Zaria.

A la maternite, le medecin dit a Ivan: «Ecoute, Ivan Dmitritch, tu as beau etre un Heros chez nous, et toute la ville te connait, je vais te parler franchement. Avec une blessure comme celle-la, on ne peut pas avoir d'enfant! Pendant l'accouchement, le c?ur a flanche trois fois…»

Mais le temps etait a l'optimisme. On ne pensait a rien de facheux. La nuit du nouvel an, Ivan et Tania etaient assis devant la television, se tenant par l'epaule, et regardaient La Nuit du carnaval avec une Gourtchenko [13] jeune et piaillant joyeusement. Ils etaient parfaitement heureux. Dans la demi- obscurite, sur la table, brillait d'un eclat vert sombre une bouteille de Champagne. Au-dehors, la neige crissait sous les pieds des passants. Chez les voisins, on entendait le brouhaha des invites. Derriere l'armoire, dans un petit lit de bois, dormait d'un sommeil silencieux et applique leur nouveau-ne. Ils l'avaient appelee Olia.

Au printemps de l'annee suivante, ils recurent un appartement individuel de deux pieces.

Durant ces annees vint au monde et grandit toute une generation qui n'avait pas connu la guerre. Ivan etait invite de plus en plus souvent a l'ecole de Borissov avant la fete du 9 mai, jour de la Victoire.

On l'appelait maintenant «Veteran». Cela l'amusait. Il lui semblait que la guerre venait seulement de finir et qu'il etait encore cet ancien sergent-chef de la Garde, recemment demobilise.

A la porte de l'ecole il etait accueilli par une jeune institutrice qui, avec un sourire radieux, le saluait et le conduisait dans la classe. Il la suivait, ses medailles tintant sur la poitrine, et il pensait: «Que le temps passe vite! Il faut croire que je suis Veteran pour de bon! Elle pourrait etre ma fille et elle est deja institutrice!»

Quand il entrait dans la salle bruyante, le silence se faisait. Les eleves se levaient, se jetaient des clins d'?il en chuchotant, regardaient ses decorations. L'Etoile d'or de Heros de l'Union sovietique leur en imposait. Un Heros, on n'en rencontre pas tous les jours!

L'institutrice prononcait alors quelques paroles de circonstance sur la grande fete nationale, sur les vingt

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