Meme les fraises des bois que l'on trouvait a l'oree de la foret s'etaient durcies en petites boules seches et ameres.

L'un des paysans de Goritsy s'etait entendu avec le chef du kolkhoze pour aller voir dans les villages voisins ce qui se passait. Il revint cinq jours plus tard, decharne, le regard vide et, tres bas, comme s'il avait peur de sa propre voix, se retournant sans cesse, se mit a raconter:

– A Bor, il n'y a plus que deux hommes en vie. A Valiaevka, c'est desert. Personne pour creuser les tombes; les morts restent dans les isbas… Ca flanque la frousse de rentrer la-dedans. Chaque fois qu'on pousse une porte, c'est l'horreur. Hier, j'ai rencontre un paysan sur la grand-route. Il allait a la ville, pousse par la faim. Il m'a dit que chez lui on mangeait les morts, comme dans les annees 20 sur la Volga…

Les derniers temps, Ivan avait peur de regarder sa femme. Elle ne se levait presque plus. Allongee avec le bebe, trempant son doigt dans une bouillie d'arroche et de vieux croutons, elle essayait de le nourrir. Son visage se marquait de taches brunes et seches; autour des yeux brulaient des cernes noirs. Kolka bougeait a peine sur sa poitrine. Il ne criait meme plus, mais poussait seulement de petits gemissements, comme un adulte. Ivan lui- meme avait beaucoup de peine a tenir sur ses jambes. Enfin, un jour, se reveillant au petit matin, il pensa avec une lucidite mortelle: «Si je ne trouve rien a manger, on crevera tous les trois.»

Il embrassa sa femme, mit dans la poche de sa vareuse deux montres en or, prises de guerre, qu'il esperait troquer contre du pain. Et il se dirigea vers la grand-route.

Le village etait mort. Fournaise de midi. Silence sec et poussiereux. Pas ame qui vive. Seule, au-dessus de la porte du soviet, hurlait la musique du haut-parleur noir. Cette radio avait ete amenee par le secretaire du Raikom qui avait ordonne de la brancher le plus souvent possible «pour accroitre la conscience politique des kolkhoziens». Mais maintenant la radio hurlait simplement parce qu'il n'y avait personne pour l'arreter.

Et du matin au soir, delirant de faim et serrant contre elle le petit corps de son enfant a grosse tete, Tatiana ecoutait les marches de bravoure et la voix du commentateur prete a exploser de joie. Il rapportait les performances de travail des Sovietiques. Ensuite, la meme voix, mais sur un ton dur et metallique, criblait de critiques les ennemis qui avaient denature le marxisme, et fustigeait les agents de l'imperialisme.

Ce jour-la, le dernier avant sa longue prostration, dans la chaleur etouffante de midi, Tatiana entendit la chanson a la mode qu'on passait chaque jour. Les mouches noires sonnaient sur les vitres, le village se taisait, ecrase de soleil, et coulait cette chanson douce et tendre comme le loukoum:

A l'entour, tout devient bleu et vert. A chaque fenetre chantent les rossignols. Il n'y a pas d'amour sans un brin de tristesse…

Ivan marchait a grands pas. Dans son vieux sac il rapportait deux pains noirs, un cornet de mil let, une douzaine d'oignons et, enveloppe dans un bout de drap, un morceau de lard. Mais le plus precieux, le litre de lait qui avait tourne depuis longtemps, il l'avait entre les mains. «Avec ca, on va nourrir le gosse, et apres on verra…», pensait-il.

Au-dessus des champs flottait une chaleur seche et epaisse, comme echappee de la gueule d'un four. Un soleil de cuivre brulant s'enfoncait derriere la foret, mais on ne sentait guere la fraicheur du soir.

Il traversa le village desert, inonde de la lumiere violette du soleil couchant. Il etait parti depuis quatre jours. Au-dessus du soviet la radio continuait a hurler.

En franchissant le seuil, il eut le pressentiment d'un malheur. Il appela sa femme. On n'entendait que le bruissement incessant des mouches. La demi-obscurite de l'isba etait traversee par un fin rayon dore. Ivan se precipita dans la chambre. Tatiana etait allongee sur le lit, l'enfant dans ses bras, et paraissait dormir. Il souleva en hate la couverture et colla son oreille sur la poitrine. Sous la rude cicatrice il entendit imperceptiblement battre le c?ur. Il poussa un soupir de soulagement. «Eh bien! Je suis arrive a temps…» Puis il toucha l'enfant. Le petit corps froid et rigide avait deja un reflet cireux. Derriere la fenetre la voix douce deversait avec application:

A l'entour, tout devient bleu et vert. Dans la foret chantonne le ruisseau. Il n'y a pas d'amour sans un brin de tristesse…

Ivan bondit hors de la maison et courut vers le Soviet. Aveugle par les larmes, il se mit a jeter des pierres dans le disque noir du haut-parleur. Il n'arrivait pas a l'atteindre. Enfin touche, le haut-parleur couina et se tut. Un silence vertigineux s'installa. Seul, quelque part au bord de la foret, comme une mecanique, le coucou lancait son cri lancinant et plaintif.

Le lendemain Tatiana put se lever. Elle sortit sur le pas de la porte et vit Ivan qui clouait les planches de sapin du petit cercueil.

Apres avoir enterre leur fils, ramassant leurs maigres bagages, ils prirent le chemin de la gare. Ivan avait appris que dans la bourgade de Borissov, a une centaine de kilometres de Moscou, on embauchait des chauffeurs pour la construction de la centrale hydroelectrique et qu'on leur fournissait des logements.

C'est ainsi qu'ils s'installerent dans la region de Moscou. Ivan se retrouva sur un vieux camion dont les ridelles portaient une inscription a la peinture ecaillee: «Nous aurons Berlin!» Tatiana alla travailler a la fabrique de meubles.

Et les jours, les mois, les annees se succederent, calmes et sans histoires. Ivan et Tania etaient contents de voir leur vie prendre ce train ordinaire et paisible. Celui de tout le monde, des braves gens. On leur avait donne une chambre dans un appartement communautaire. Il y avait deja deux familles, les Fedotov et les Fedorov. Et dans la petite chambre a cote de la cuisine logeait Sofia Abramovna.

Les Fedotov, un couple encore jeune, avaient trois fils, des ecoliers que le pere battait frequemment et consciencieusement. Quand les parents etaient au travail, les garnements decrochaient du mur le lourd velo du pere et dans un vacarme d'enfer, ecrasant les chaussures des locataires, roulaient a travers le long et sombre couloir ou flottait une odeur persistante et aigre de vieux bortch.

Les Fedorov etaient presque deux fois plus ages que les Fedotov. Leur fils avait ete tue juste avant la fin de la guerre, et la mere vivait dans l'espoir que le pokhoronka avait ete envoye par erreur: les Fedorov sont si nombreux en Russie! Secretement elle esperait qu'il avait ete fait prisonnier et que d'un jour a l'autre il allait revenir. Fedorov pere avait lui-meme fait la guerre du premier au dernier jour et ne se faisait aucune illusion. Parfois, quand il avait bu, n'y tenant plus, excede par l'attente quotidienne de sa femme, il criait a travers tout l'appartement: «Mais oui, compte la-dessus, il va revenir. Et s'il rentre de captivite, ce n'est pas chez toi qu'il retournera, mais derriere l'Oural, et meme encore plus loin [11]

Sofia Abramovna appartenait a la vieille intelligentsia moscovite. Dans les annees 30, on l'avait envoyee dans un camp et on ne l'avait relachee qu'en 46, avec l'interdiction de resider a Moscou et dans une centaine d'autres villes. Pendant cette dizaine d'annees de camp, elle avait vecu ce que la parole humaine etait impuissante a rendre. Mais ses voisins le devinaient. Quand une querelle eclatait dans la cuisine, Sofia n'essayait pas de se tenir a l'ecart, mais s'indignait et jurait avec des mots surprenants. Parfois elle lancait a ses adversaires des formules meprisantes dans leur extreme politesse: «Je vous remercie tres humblement, citoyen Fedorov. Vous etes infiniment courtois.» D'autres fois, elle sortait tout a coup un mot du vocabulaire des camps: «Ecoutez,

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