divinise sa chair inaccessible, on vit dans une attente farouche du miracle amoureux. Rien de tout cela pour lui. Il avait l'impression que, par un saut soudain, il avait ete propulse de l'enfance, de ce trottoir ebranle par la destruction de la cathedrale dynamitee, par-dessus ces annees de terreur – dans une vie deja adulte, vers la nudite de ce beau corps muscle que Lera lui donnait presque tout entier, reservant ce presque pour le mariage.

Il monta l'escalier et, a chaque palier, nota le nombre de departs et d'arrivees, surtout au plus fort de la «bataille navale» de 37, 38, 39. Des gens tires du sommeil et vivant ce depart comme un reve qui derapait sur l'horreur. Cet appartement-la, au-dessous du leur, une famille, une fillette qui, quelques jours avant le depart nocturne, l'avait croise dans la rue et lui avait parle d'un nouveau parfum de glace qu'on vendait sur les boulevards…

Il accelera le pas et se mit a chanter un air d'opera, du repertoire de sa mere, un air aux modulations amoureuses, grisantes. Elle l'entendit a travers la porte et, souriante, vint lui ouvrir.

***

Deux jours avant le concert, il retourna a la maison de la culture de l'usine, pour la derniere repetition. «La generale», comme il l'avait annonce a ses parents pendant le dejeuner. Il travailla tout l'apres-midi, rejoua le programme en entier et s'arreta, se rappelant le conseil de sa mere: a force de repeter, on perdait parfois cette intime vibration de nouveaute, ce brin de miracle ou de prestidigitation dont l'art ne peut se passer. «Enfin, c'est comme pour le trac, ajoutait-elle. Si l'on n'en a pas du tout, c'est mauvais signe…»

Sur le chemin du retour, il pensa a cette peur bienfaisante, a ce frisson qui stimule. Il en avait manque, cette fois-la, durant la repetition. «Jouer dans un tel bain de vapeur…», se justifiait-il. La journee etait pesante, laiteuse, tres chaude. Une journee sans couleurs, sans vie. «Sans trac», se dit-il en souriant. Sa mere lui parlait aussi de ces jeunes comediennes qui affirmaient ne jamais avoir le trac et a qui Sarah Bernhardt promettait avec une indulgence ironique: «Attendez un peu, ca viendra avec le talent…»

Meme sous la verdure des boulevards, la torpeur moite stagnait, amortissant les bruits, enveloppant les arbres, les bancs, les poteaux des reverberes d'un reflet gris, celui d'une journee deja vecue avant et dans laquelle on aurait penetre par erreur. Alexei quittait l'allee principale pour prendre un raccourci quand soudain se detacha d'une rangee d'arbres une silhouette qu'il reconnut tout de suite: leur voisin, un retraite qu'on voyait souvent assis dans la cour, penche sur un echiquier. A present, il avancait d'un pas presse et bizarrement mecanique, venait droit a sa rencontre et, pourtant, semblait ne pas le remarquer. Alexei s'appretait deja a le saluer, a lui serrer la main, mais l'homme sans le regarder, sans ralentir le pas, passa outre. C'est au tout dernier instant de cette rencontre man-quee que les levres du vieillard bougerent legerement. Tout bas, mais tres distinctement, il souffla: «Ne rentrez pas chez vous.» Et il marcha plus vite, tourna dans une etroite allee transversale.

Interloque, Alexei resta un moment indecis, n'en croyant pas ses oreilles, ne comprenant meme pas ce qu'il venait d'entendre. Puis se precipita derriere le vieillard, le rattrapa pres d'un carrefour. Mais avant qu'il put lui demander un eclaircissement le voisin chuchota, toujours en evitant son regard: «Ne rentrez pas. Sauvez-vous. Ca va mal la-bas.» Et le vieillard trottina, deja au feu rouge, devant une voiture qui klaxonna. Alexei ne le suivit pas. Il venait de voir dans ce visage qui se detournait de lui le masque au long nez.

Reprenant ses esprits, il constata a quel point les paroles du vieillard etaient absurdes. «Ca va mal la-bas.» Du delire. Un accident? Une maladie? Il pensa a ses parents. Mais pourquoi alors ne pas le dire clairement?

Il hesita puis, au lieu d'entrer directement dans la cour, contourna tout le pate d'immeubles, monta dans le batiment dont les fenetres, dans la cage d'escalier, donnaient sur la facade de leur maison. Au dernier palier, il n'y avait pas d'appartements, juste l'issue menant sous les toits. Il connaissait ce poste d'observation pour y avoir fume sa premiere cigarette. Meme cette sensation vaguement criminelle y etait encore presente: a travers un etroit vasistas, on voyait toute la cour, le banc ou les retraites lisaient leurs journaux ou jouaient aux echecs, et si l'on pressait la tempe contre les carreaux on distinguait les fenetres de la chambre de ses parents, et celle de la cuisine. Et se melait a ce guet le gout des premieres bouffees de tabac.

Il passa un long moment le visage colle a la vitre. La facade lui etait connue jusqu'a la moindre corniche, jusqu'aux gaufrures des rideaux aux fenetres. Le feuillage d'un tilleul qui arrivait presque a la hauteur de leur appartement restait fige dans la chaleur mate du soir et semblait attendre un signe. Il y avait, pour une soiree de mai, etonnamment peu de monde dans la cour. Ceux qui la traversaient glissaient en silence et disparaissaient rapidement dans la somnolence des ruelles. Meme la cage d'escalier demeurait muette, a croire que personne ne sortait ni n'entrait. L'unique bruit: le grincement de ce petit velo sur lequel un enfant pedalait, inlassablement, autour d'un parterre de campanules. A un moment il s'arreta, leva les yeux. Alexei tressaillit, s'ecarta du vasistas. Il lui sembla que le garcon le fixait, d'un regard precis, dur, un regard d'adulte. Il avait un visage d'adulte, cet enfant. Un petit adulte sournois sur sa bicyclette.

Le grincement des roues reprit. Alexei trouva sa peur stupide. Aussi stupide que cette attente derriere une vitre poussiereuse, aussi bete que la mise en garde de ce vieux joueur d'echecs qui l'avait pris sans doute pour quelqu'un d'autre.

Il eut envie de descendre vite, de rentrer pour prendre de vitesse sa peur. «Le trac», ricana-t-il en silence, et il se mit a devaler l'escalier. Mais, deux etages plus bas, il s'arreta. Un couple venait d'entrer et commencait a monter, l'obligeant a reculer vers son refuge. Il observa de nouveau les fenetres de l'appartement, celles de leurs voisins du dessous, et soudain comprit ce qui le retenait ici…

Durant les annees de la terreur, cet appartement avait connu trois departs. On avait emmene, d'abord, le constructeur d'avions et sa famille. Dans la cour, la rumeur pretendait que c'etait son assistant qui l'avait denonce, pour occuper son poste et cet appartement. Il s'y etait installe avec sa famille, avait eu le temps d'acheter de nouveaux meubles pour la salle a manger et de sentir la perennite de cette nouvelle situation. Six mois apres, la nuit ou etait venu leur tour, on avait entendu le cri de leur enfant qui, encore ensommeillee, reclamait sa poupee favorite que, dans la hate de l'arrestation, personne n'avait pense a emporter. Une semaine plus tard emmenageait cet homme portant l'uniforme de la Surete d'Etat. Lorsqu'il croisait les voisins dans l'escalier, il s'arretait, les devisageait d'un air bute, attendait leur salut. Son fils ressemblait a un jeune sanglier. C'est en tout cas avec la force obtuse de l'animal qu'il avait, un jour, pousse Alexei contre le mur et laisse filtrer entre ses dents: «Alors, l'intelligentsia pourrie, on tambourine toujours sur son foutu petit piano? Attends un peu, je vais prendre un marteau, je vais lui clouer le couvercle, a ta musique!» Alexei n'en avait rien dit a ses parents. D'ailleurs, peu de temps apres, vers la fin de 1938, l 'appartement s'etait de nouveau libere…

Il pressa son front contre la vitre. Les rideaux de la chambre de ses parents semblerent bouger. Non, rien. Il repensa au jeune homme-sanglier, a son visage renfle, a son mepris. A sa menace surtout, tout a fait fantaisiste bien sur, mais qui souvent paraissait realisable: ce piano et son couvercle cloue avec de gros clous de charpentier. En fait, s'il guettait a present, devant ce vasistas couvert de toiles d'araignee, c'etait a cause de ce jeune sanglier. C'est grace a sa disparition, par une nuit de decembre, qu'il avait compris que personne n'etait a l'abri. Meme les vainqueurs. Meme ceux qui avaient vaillamment combattu les ennemis du peuple. Meme les enfants de ces combattants.

Il vit, a ce moment-la, le joueur d'echecs qui traversait la cour d'un pas tranquille. Le vieil homme agita le bras, saluant une femme qui arrosait les fleurs a sa fenetre, puis disparut dans une entree. Le crepuscule empechait deja de voir l'expression des traits. Et, comme en reponse a cette impression, la lumiere colora les rideaux de la chambre de ses parents. Une ombre se dessina, tres familiere. Il crut reconnaitre sa mere. Et meme apercut une main, sa main bien sur, qui tirait les rideaux. «Je suis un cretin integral et le dernier des pleutres», se dit-il en eprouvant un merveilleux dilatement dans sa poitrine. Son regard glissait maintenant sans heurt sur ces rangees de fenetres qui commencaient a s'allumer. Paisibles, presque assoupissantes dans le calme d'une soiree de mai. Une porte, en bas de l'immeuble ou il s'etait cache, claqua. Le cliquetis de la serrure, des voix, le silence. Il decida d'attendre encore une minute, a present tout simplement pour eviter des regards curieux. «En plus, j'ai mon concert samedi…», affirmait en lui une voix confiante. Cet argument semblait ecarter definitivement le danger que le vieux fou croise sur les boulevards avait invente. «Je vais rentrer, j'aurai encore une heure pour repeter, avant que les voisins ne se mettent a raler.»

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