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Avant, sur ces affiches, il cherchait le nom de son pere, auteur dramatique, et aussi de temps en temps le nom de Victoria Berg, sa mere, lorsqu'elle donnait des recitals. Ce jour-la, pour la premiere fois, c'etait son nom a lui qu'on annoncait. Son premier concert, dans une semaine, le 24 mai 1941.

L'averse avait rendu le papier presque transparent, laissant lire l'affiche precedente (une competition de sauts en parachute), le profil de Tchaikovski, gondole, ressemblait a celui d'un fou du roi. D'ailleurs le concert allait avoir lieu dans la maison de la culture de l'usine de roulements a billes. Mais rien de tout cela ne pouvait gacher son plaisir. Le bonheur qu'irradiait ce papier d'un bleu delave etait beaucoup plus complexe qu'une simple fierte. Il y avait la joie de cette soiree lumineuse et humide qui apparaissait, telle la fraicheur d'une decalcomanie, sous l'orage en recul. Et l'odeur du feuillage dans le poudroiement ensoleille des gouttes. La joie de ces rues noircies par la pluie qu'il suivait, d'un pas distrait, en allant des abords de la ville ou se trouvait la maison de la culture vers le centre. Meme la salle ou il allait jouer, une salle aux murs recouverts de photos de machines-outils et dont l'acoustique laissait a desirer, lui avait paru festive, aerienne.

Moscou, ce soir-la, etait aerienne. Legere sous ses pas dans le lacis des ruelles qu'il connaissait par c?ur. Legere et fluide dans ses pensees. S'arretant une minute sur le Pont de pierre, il regarda le Kremlin. Le ciel mouvant, gris-bleu, donnait a ce faisceau de coupoles et de creneaux un air instable, presque dansant. Et, a gauche, la vue basculait dans un immense vide qu'avait laisse la cathedrale du Christ- Sauveur dynamitee quelques annees auparavant.

Quelques annees… Reprenant sa marche, Alexei essaya de se rappeler la suite de ces annees. La cathedrale avait ete detruite en 1934. Il avait quatorze ans. Merveilleuse excitation de sentir le trottoir tressaillir apres chaque explosion! C'etaient les annees de bonheur. 1934, 35, 36… Puis, soudain, tombe cette longue quarantaine, comme aux temps des epidemies. La ville s'alourdit autour de leur famille. Un soir, en grimpant l'escalier, il entend le chuchotement d'un homme qui, un etage plus haut, monte pesamment, perdu dans un soliloque presque muet mais fievreux. «Non, non, vous ne pouvez pas m'ac-cuser… et les preuves… les preuves…» Alexei saisit ces bribes, ralentit le pas, gene par cette confidence volee, et, tout a coup, reconnait son pere. Ce petit vieux marmonnant, son pere!… La quarantaine dure. Certains mots deviennent imprononcables. Le Dictionnaire du theatre que son pere a publie au debut des annees trente est retire de toutes les bibliotheques. Certains noms qu'il y citait doivent disparaitre car viennent de disparaitre ceux qui les avaient portes. Pendant les cours, Alexei observe de rapides man?uvres d'echecs: ses camarades se deplacent pour ne pas rester assis a cote de lui. «Ils roquent», pense-t-il avec aigreur. A la sortie, ils s'ecartent de lui, fuient sur des trajectoires souples comme des skieurs dans une descente semee d'obstacles. Il a l'impression que les gens qu'il croise, au conservatoire, sont tous devenus bigleux, ils louchent pour esquiver son regard. Leurs visages lui rappellent ces masques qu'il a vus dans un livre d'histoire, d'effrayants masques a long nez dont s'affublaient les habitants des villes envahies par la peste. Ses amis repondent a son salut, mais de biais, furtivement, en detournant la tete, et cette esquive – mi-profil, mi-face – etire leur nez en long dard incurve d'insecte. Et ils balbutient un pretexte pour partir et soupirent comme s'ils humaient les herbes aromatiques dont on garnissait ces masques anti-peste… Au cours de l'hiver 39, il surprend le conciliabule de ses parents, puis, en pleine nuit, les voit mettre leur plan a execution. Dans le fourneau de la cuisine, ils brulent le vieux violon de son pere. Le marechal Toukhatchevski, ami de la maison et bon violoniste, avait joue deux ou trois fois, apres le diner, pour leurs invites. Il est execute en 37 et le petit violon au vernis craquele se transforme en une terrible piece a conviction… Ils la brulent, cette nuit-la, en redoutant l'arrestation, les interrogatoires. Dans l'affolement, le pere oublie de relacher les cordes et Alexei, a l'affut derriere la porte entrouverte de sa chambre, entend le rapide arpege des cordes rompues par le feu… Depuis cette nuit, l'air qu'ils respirent commence a s'alleger. On rejoue une piece de son pere. Tres rarement encore, on revoit sur les affiches le nom de sa mere. Durant l'annee 1940, Alexei rencontre de plus en plus de regards droits. Une sorte de guerison oculaire, dirait-on. Il fete le reveillon en compagnie de ces faux bigleux. L'un des tangos qu'ils dansent ce soir s'appelle Le Regard de velours. Grace aux annees de peur et d'humiliation, il devine ce que valent la langueur de ce «velours» et les regards de celles qu'il tient dans ses bras. Mais il n'a que vingt et un ans et un vertigineux retard de tangos, d'etreintes, de baisers a rattraper. Et il est farouchement decide a le rattraper, meme s'il fallait, pour cela, oublier la nuit, l'odeur du vernis brule, le bref gemissement des cordes dans les flammes.

Il s'eloigna du Kremlin, plongea sous les branches, lourdes de pluie, sur les boulevards. L'histoire du violon, la terreur nocturne, les annees de sa solitude de pestifere lui revenaient encore de temps en temps mais surtout pour aiguiser le bonheur qu'il vivait a present. Le chuchotement des parents dans la nuit et l'odeur acre du vernis brule, voila tout ce qui restait de ces trois annees noires – 37, 38, 39. Peu de chose a cote des plaisirs si varies dont sa vie s'etait remplie depuis. Tiens, cette chemise mouillee qui collait a sa poitrine, cette seule jouissance de sentir son corps jeune, souple, muscle effacait l'angoisse de ces annees d'epidemie. Mais surtout son concert, dans une semaine, et ses parents qu'il imaginait assis, au fond de la salle (il avait aprement negocie cet incognito), et, au premier rang, l'une de celles avec qui, dans la nuit du reveillon, il avait danse Le Regard de velours. Lera.

Il pensa de nouveau a la decalcomanie. Le monde tout entier ressemblait a ce jeu de couleurs: il suffisait de retirer une mince feuille grisatre de mauvais souvenirs et la joie eclatait. Comme, au debut de mai, eclatait la nudite de Lera sous cette robe brune qu'ils arrachaient ensemble dans la precipitation des baisers encore clandestins, l'oreille tendue vers les bruits dans le couloir de la datcha: le pere, vieux physicien, travaillait sur la terrasse et de temps en temps reclamait une tasse de the ou un coussin. C'etait une nudite tres saine, un de ces corps qu'on voyait a l'epoque marcher, couverts d'un leger maillot, dans les defiles a la gloire de la jeunesse. Ce que Lera disait etait aussi tres sain. Elle parlait de famille, de leur futur appartement, des enfants. Alexei devinait que ce mariage le rendrait definitivement pareil aux autres, effacant la silhouette de l'adolescent qui epiait les notes des cordes rongees par le feu. Plus qu'a leur jeune nid familial il revait, en verite, de la voiture de son pere, cette large Emka noire, confortable comme une cabine de luxe sur un long-courrier, et qu'il savait deja conduire. Pour se debarrasser une bonne fois de l'adolescent apeure, il suffisait d'imaginer cette voiture, lui, Lera, la bande bleutee de la foret a l'horizon.

Sa pensee glissa vers les journees vecues a la datcha, dans ce village au nom musical de Bor. Vers la decalcomanie de ce corps quittant sa robe de lyceenne et se pretant aux caresses les plus osees, a une lutte charnelle, a cette violence rieuse d'ou ils sortent essouffles, la vue brouillee par les larmes d'un desir entrave. Ce jeune corps se derobe au dernier moment, se referme comme un coquillage sur sa virginite. Et ce jeu plait a Alexei. Dans cette resistance, il lit un engagement de fidelite future, une promesse de jeune fille responsable et avisee. Une fois seulement le doute surgit. Il se reveille apres un bref sommeil, dans une chambre ensoleillee, et a travers ses cils voit Lera deja levee, pres de la porte. Elle se retourne et, le croyant encore endormi, pose sur lui un regard qui le glace. Il lui semble reconnaitre le coup d'?il des masques au long nez. Pour effacer cette ressemblance, il bondit, rattrape Lera sur le pas de la porte, l'entraine vers le lit, dans un combat fait de rires, de petites morsures, de tentatives pour se liberer. Quand enfin elle parvient a s'echapper, il eprouve non pas l'excitation du bonheur, mais une soudaine fatigue comme a la fin d'un spectacle qu'il aurait ete force a jouer. Et il devine que ce corps feminin a la fois offert et interdit, ce corps lisse et plein appartient a une vie qui ne sera jamais la sienne. Si, bien sur, se reprend-il aussitot, il epousera Lera et leur vie aura la meme substance que cet apres-midi de printemps. Seulement, il faudra oublier la melodie des cordes se rompant dans le feu. Leur vie aura la sonorite de la musique composee pour un defile sportif dans un stade. Il se rappelle qu'un jour il a essaye de raconter a Lera ces notes qui s'envolaient des cordes brulees. Elle lui a coupe la parole avec justement ce conseil enthousiaste: «Et si tu ecrivais une marche sportive!»…

Dans la cour de l'immeuble, il ne put eviter le bref eveil de l'angoisse: «La bataille navale!» C'est ainsi qu'un jour, pendant les annees de la terreur, s'etaient presentees a lui toutes ces fenetres, et celles de leur appartement au milieu de la facade – des cases qu'une main invisible, imprevisible! rayait en jetant les habitants dans une voiture noire qui venait a la fin de la nuit et repartait avec sa proie. Le matin on apprenait que tel ou tel appartement etait desormais vide. «Touche, coule…»

Son regard glissa sur ces trois fenetres, trois cases indemnes au milieu de tant de naufrages. La peur ancienne avait disparu. Le bonheur present etait trop intense pour lui laisser la place. Alexei ne regrettait qu'une chose: ces annees maudites avaient ampute sa vie d'une etape tres importante qu'il aurait eu peine a definir. Le temps de la prime jeunesse, un age reveur, exalte, durant lequel on poetise la femme, on

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